La prévalence des handicaps reste stable : de 1 à 1,5 enfant sur 1 000 naissent chaque année déficients sur le plan mental et moteur. On observe dans le même temps une augmentation du nombre de handicaps très importants, notamment liés aux progrès médicaux dans le domaine de la réanimation. De plus, les personnes gravement handicapées se trouvent aujourd'hui confrontées à une dépendance accrue liée au vieillissement. De ces transformations, la société a-t-elle bien pris la mesure ? Et quel sort réserve-t-elle à ses 90 000 à 110 000 enfants, adolescents et adultes dits poly, pluri ou multihandicapés, qui sont victimes d'un handicap très lourd comme l'autisme ou de plusieurs handicaps sensoriels, moteurs et/ou mentaux associés ? (1) Pour en débattre, le Comité national de coordination de l'action en faveur des personnes handicapées (CCAH) a récemment consacré ses journées annuelles d'information aux personnes les plus gravement atteintes (2). Venus témoigner de leur pratique, plusieurs médecins et directeurs d'établissement spécialisé ont répondu à l'invitation, ainsi que de nombreux responsables d'association qui sont aussi, le plus souvent, des parents de jeunes ou d'adultes gravement handicapés.
« C'est impossible : pas lui, pas moi ! » Même si le corps médical semble avoir aujourd'hui une meilleure conscience que par le passé de l'importance que revêt l'annonce faite aux parents du ou des handicaps de leur enfant, « il n'en reste pas moins que cette épreuve est pour nous toujours brutale et d'abord marquée par le signe de la négation », explique Henri Faivre, président de l'association Handas et du Comité de liaison et d'action des parents d'enfants et d'adultes atteints de handicaps associés. « C'est le scandale de la souffrance de l'innocent, le constat que chaque jour accroît la différence et puis, bien sûr, la course de médecin en médecin avec le désarroi des spécialistes eux-mêmes qui connaissent mal les interactions entre plusieurs handicaps différents. » Evoquant avec pudeur le poids des tâches matérielles particulièrement dévorantes pour les mères, la symbiose qui risque de se créer entre elles et leur enfant et l'impossibilité où se trouvent les parents de pouvoir offrir une vie et des loisirs normaux aux autres membres de la fratrie, Henri Faivre souligne également le caractère répétitif du choc du diagnostic : « C'est la plaie chaque fois réouverte dans les cas les plus nombreux de handicaps évolutifs . » Puis, quand aux différentes étapes de sa vie l'enfant passe d'une structure d'accueil en externat à la vie en internat, puis en maison d'accueil spécialisée (MAS), la douleur, toujours renouvelée, ne s'anesthésie jamais, complète Jean-Pierre Martinez, directeur général du Comité d'études et de soins aux polyhandicapés (CESAP).
Etre clair dans son diagnostic et extrêmement prudent dans le pronostic, telle est alors la délicate mission du médecin qui doit, avant tout, aider les familles à passer du souhaitable au possible, du rêve à la réalité. Ainsi, raconte le docteur Marie-Madeleine Ploix de l'Association d'entraide pour les handicapés d'Orléans, quand les parents disent en parlant de leur tout-petit : « Nous ne sommes pas exigeants, la seule chose que nous voulons pour l'avenir de notre enfant, c'est qu'il puisse vivre de façon autonome et avoir un petit métier, pas qu'il fasse Polytechnique », il faut, commente-t-elle, « les conduire de ce projet aussi lointain qu'utopique à un objectif immédiat pour leur enfant que, tous ensemble, nous allons aider à atteindre : par exemple qu'il tienne sa tête ». Encore faut-il, pour y parvenir, établir des relations de confiance avec les familles c'est-à-dire ne plus, comme par le passé, les considérer comme des gêneurs. « Pour que les parents puissent construire quelque chose autour de cet enfant mal né, explique Joël Brette, directeur d'un institut médico-pédagogique accueillant de très jeunes polyhandicapés, il nous revient, à défaut de pouvoir réparer son corps, de restaurer à leurs yeux son image d'enfant. » Ainsi, selon le professeur Gérard Ponsot, chef du service pédiatrique de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris, « la vision que l'on a de ces enfants, l'identité qu'on leur donne, c'est-à-dire celle d'une personne à part entière, tout simplement différente - mais ne sommes-nous pas tous différents ? », est une exigence éthique première. D'elle découleront toutes les mesures de prise en charge visant à assurer à chacun « une vie, pas une survie », et dont la qualité dépend notamment du travail mené sur le terrain de la communication. « Avec ces enfants et adolescents dépourvus de langage, affirme le Pr Ponsot, une communication réelle est possible et c'est une étape essentielle du projet éducatif et social individualisé à mettre en place. »
Apaiser et informer, mais aussi guider les familles pour qu'elles puissent très vite recourir aux structures et aux équipes qualifiées : telles sont nos attentes de parents, précise Henri Faivre. Cependant, faute d'équipements suffisants, c'est souvent à des kilomètres de chez elles que les familles sont contraintes de placer leur enfant. Il n'empêche, ajoute l'intervenant, en dépit de la distance géographique qu'elle creuse, une telle prise en charge est indispensable et doit intervenir le plus tôt possible à 6 ans, c'est déjà trop tard.
Dès l'annonce du diagnostic et alors même que tous les éléments du multihandicap ne sont pas clairement identifiés, confirme le docteur Monique Dumoulin, directrice d'un centre pour jeunes plurihandicapés, la préservation et l'amélioration des capacités mentales de l'enfant doit être une préoccupation constante. « Bien sûr, ajoute-t-elle, une déficience organique massive et globale peut survenir. Mais dans nombre de cas, la détérioration est moindre quand on trouve les voies d'accès adéquates à la préservation des potentialités présentes, tout en sachant que cette prise en charge devra être affinée au fur et à mesure que le diagnostic se précisera. Car dans le cas des polyhandicapés, certains troubles s'installent de façon secondaire. »
Trop souvent encore, les investigations sont négligées, limitées ou retardées on risque donc de méconnaître un déficit important qui nécessiterait une prise en charge spécifique rapide. Les déficits sensoriels, en particulier, qui mettent parfois des années à être identifiés, sont souvent laissés-pour-compte, développe le Dr Dumoulin. Or une surdité ou un défaut de vision méconnus aggravent considérablement l'isolement des enfants qui ont déjà de très grandes difficultés à interagir avec le monde extérieur : souffrant de ne pas comprendre et de ne pas être compris, ils développent parfois des perturbations psychiques qui n'auraient pas lieu d'être et qui peuvent conduire à se méprendre sur la nature du trouble du comportement ou de la communication qui les affecte.
Essentielle pour tous les intervenants, la bataille à livrer sur le terrain de la communication est souvent décourageante, mais toujours enrichissante. Permettant de découvrir l'humanité fondamentale de l'individu derrière la barrière des déficiences servant à le désigner, la rencontre fait alors lien entre la personne lourdement handicapée et son entourage. C'est aux parents, explique Marie-Claude Fabre, présidente de l'association Les amis de Karen, que l'on doit cette prise de conscience : refusant de voir leurs enfants condamnés à mort pour « inéducabilité », ils ont su convaincre certains professionnels d'entreprendre une recherche sur ce qu'il fallait faire ou ne pas faire pour les polyhandicapés et, spécificité française, se sont eux-mêmes transformés en promoteurs et gestionnaires d'établissements spécialisés.
Aujourd'hui les familles font preuve d'un dynamisme particulier. Sachant que désormais leurs enfants vont leur survivre, elles sont hantées par l'avenir. En effet, en matière de structures pour les adultes très gravement handicapés, les carences sont dramatiques. Et au rythme actuel, estime André Schilte, secrétaire général du CESAP, il faudra plus de 13 ans pour faire face aux besoins de places en MAS. Aussi quand Hervé Gaymard, secrétaire d'Etat à la santé et à la sécurité sociale, parle de la « nécessaire complémentarité du domicile et de l'institution », encore faudrait-il que le domicile ne soit pas, comme aujourd'hui, un choix « faute de mieux ». Et si l'Etat entend mobiliser cette année 100 millions de francs des crédits de l'assurance maladie pour développer les capacités d'accueil en institution, il reste que les départements, dont les budgets sociaux explosent, semblent, eux, peu empressés à contribuer au financement de l'autre type de structures destinées à l'accueil des adultes gravement handicapés : les foyers à double tarification. « Lourdes séquelles de la décentralisation dans l'organisation des compétences relatives à la prise en charge des personnes handicapées », selon l'expression de Michèle Beuzelin, vice-présidente du conseil général d'Indre-et-Loire, ces foyers, qui n'ont d'ailleurs aucune existence juridique légale, ayant été créés à titre expérimental par une lettre-circulaire de 1986, sont financés par l'assurance maladie pour la partie soins (3), et par les conseils généraux pour la part hébergement. Ce système mal défini pose problème et les voix sont nombreuses à s'élever pour demander une clarification et une simplification des responsabilités financières.
Au-delà des efforts quantitatifs accrus qui s'avèrent indispensables pour ne pas rejeter la grande dépendance vers les familles, de nombreuses améliorations sont à apporter aussi sur le plan qualitatif afin d'éviter la standardisation des réponses et de pouvoir multiplier les formules de prise en charge (de jour, temporaire, à temps partiel...), qu'il s'agisse des enfants ou des adultes polyhandicapés. La formation initiale et continue des personnels qui travaillent avec eux gagnerait aussi grandement à être développée et il faut notamment, précise Philippe Gaudon, directeur des établissements de l'association Handas, « modifier chez les jeunes professionnels une approche trop dépréciée des personnes gravement handicapées, autrement dit prévenir une dévalorisation du travail en rapport avec la dévalorisation des usagers ».
« Tolérance, écoute, présence, prudence, action et opiniâtreté », développées par Bernard Rivy, directeur de foyers pour adultes autistes, ces attitudes sont autant de qualités indispensables, selon lui, pour qui travaille avec des personnes lourdement handicapées. Mais il en est une septième qui les précède et les fonde toutes : c'est le respect dû à tout être humain, sujet de droits et non objet de soins. Cet autre regard qui rétablit la personne dans sa dignité parce qu'on la considère comme telle, c'est aussi celui que les participants à ces journées demandent à la société tout entière d'adopter. Caroline Helfter
(1) Estimation statistique de Gérard Zribi, chargé d'enseignement à l'Ecole nationale de la santé publique (ENSP) et coordonnateur de l'ouvrage L'accueil des personnes gravement handicapées - Ed. ENSP - 1994 - 140 F.
(2) « La vie dans notre société des personnes les plus gravement handicapées », organisées les 22 et 23 janvier derniers à Paris - CCAH : 36, rue de Prony - 75017 Paris - Tél. 1 42.27.78.51.
(3) Avec toutes les difficultés surgissant de la définition de la notion de soin ou de soin constant, car l'assurance maladie ne prend pas en charge les aides à la vie courante mais uniquement ce qui relève du médical et du paramédical.