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La recherche sociale n'existe pas

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Lucien Brams (1), qui fut chef de la Mire de 1982 à 1992, revient sur les rapports de la recherche en sciences sociales et du travail social. Et défend l'idée d'une formation des professionnels à la recherche par la recherche. Interview.

Actualités sociales hebdomadaires : Comment réagissez-vous à l'appel des chercheurs et des praticiens invitant les travailleurs sociaux à se mobiliser en faveur des plus démunis (2)  ? Lucien Brams  : J'applaudis tout à fait à cette démarche. Tout ce qui peut contribuer à diminuer la distance entre praticiens et chercheurs me paraît très important. ASH : Pour parler des recherches sur les questions sociales, certains n'hésitent pas à utiliser le concept de recherche sociale. Ce dernier n'est-il pas ambigu ? L. B.  : La recherche sociale, cela ne veut pas dire grand-chose. Mais on continue, dans certains milieux, à entretenir une certaine confusion entre la recherche sur les questions sociales et la sociologie.

Parler de recherche sociale, c'est imaginer qu'il y a une démarche scientifique, c'est-à-dire un corpus théorique et une méthodologie ad hoc, sur ce que l'on appellerait le social. Or, une science du social, c'est pour moi quelque chose d'aberrant. A partir du moment où l'on désigne comme cible les problèmes sociaux, on ouvre immédiatement à des quantités de disciplines. Toute la difficulté étant, justement, d'arracher les différents chercheurs à leurs préoccupations pour les mobiliser sur une question de société. Il y a là un gros travail de persuasion à opérer. Et la Mission de recherche du ministère des Affaires sociales (Mire) a eu, parmi d'autres, une part importante dans cette mobilisation.

ASH : Vous réfutez donc le concept de recherche sociale ? L. B.  : Son utilisation n'est pas justifiable d'un point de vue scientifique. Néanmoins, elle peut s'expliquer. Ceux qui l'emploient ne sont pas des esprits confus et le font souvent par économie. Derrière cette expression, je crois qu'il y a, dans le fond, l'idée de développer des connaissances, des savoirs et savoir-faire qui seraient directement utiles aux travailleurs sociaux au sens large. C'est-à-dire, l'idée qu'après examen de la manière dont on forme les travailleurs sociaux, à partir de l'analyse de l'évolution des problèmes qu'ils rencontrent, de leur position dans les institutions et d'une évaluation de leur degré de liberté, il serait très important d'opérer un saut qualitatif dans leur formation. Et donc, de faire intervenir, à terme en tout cas et relativement puissamment, dans les formations supérieures déjà, ce qu'on pourrait appeler une formation à la recherche par la recherche.

Au fond, derrière le terme de recherche sociale, il y a cette préoccupation politique, de citoyen, de beaucoup mieux équiper mentalement et scientifiquement les travailleurs sociaux au sens large.

ASH : Dans quelle mesure la Mire a-t-elle tenté de rendre effective cette démarche ? L. B.  : A la Mire, au plan général, dans une première période, on a laissé faire ce genre de démarche. A savoir, d'une part, trouver les moyens d'intéresser les chercheurs aux problèmes connus et vécus par les travailleurs sociaux et, d'autre part, intéresser, voire mobiliser ces derniers dans des opérations de recherche. Si vous voulez, nous avons, nous aussi, dans les années 1982-1985, participé largement aux efforts, et en même temps aux malentendus, touchant à ce qu'on appelle la recherche-action. ASH : Ce qui signifie ? L. B.  : Qu'en fait, nous avons balbutié. Par exemple, nous avons engagé, en 1982, un programme intitulé « Fractures du social et modes de socialisation » qui était un peu l'expression de cette démarche sans que les points soient mis sur les « i ». Ce programme tous azimuts encourageait, jusqu'à un certain point, les montages entre chercheurs et travailleurs sociaux. Mais c'était très tôt, aux débuts de la Mire, et nous ne pouvions pas compter sur une population de chercheurs disposés déjà à travailler sur les problèmes sociaux que nous leur désignions, et probablement encore moins disposés à constituer des équipes avec des non-chercheurs. Tout ceci exige une maturation... ASH : Cette maturation, auriez-vous pu l'accompagner davantage ? L. B.  : Je pense que nous aurions, probablement, pu hâter les choses. Par exemple, si le processus entamé par le programme que je viens d'évoquer n'a pas eu le sort qu'on pouvait attendre, c'est qu'il n'avait pas été pensé en termes de politique scientifique.

Ce que je regrette, après coup, c'est que nous n'ayons pas eu, à l'époque, une conscience suffisamment claire de cet objectif, à savoir contribuer à rendre plus efficaces les travailleurs sociaux dans leurs interventions, et de ses retombées. La première, ç'aurait été, en mettant entre parenthèses tous les blocages institutionnels limitant leur liberté d'action, de les rendre davantage capables de se distancier par rapport aux problèmes, tout en traitant des situations. Le deuxième avantage aurait été, théoriquement, statutaire. Il est bien évident que lorsqu'un travailleur social acquiert un niveau supérieur de préparation par le biais d'un apprentissage à la recherche, il peut revendiquer, à juste titre, une place plus flatteuse dans la hiérarchie des professions.

Si nous avions, à l'époque, posé le problème dans toutes ses dimensions, nous aurions probablement, pour partie de nos moyens, engagé des fonds permettant, finalement, le développement de travaux en commun entre acteurs et chercheurs. Avec cet objectif de former les travailleurs sociaux par la recherche  et non par des cours et des enseignements.

ASH : Aujourd'hui, avez-vous le sentiment que l'on a progressé au niveau du rapprochement de la recherche et du travail social ? L. B.  : Il est possible ou même probable que les progrès faits au niveau de la formation des travailleurs sociaux, les enseignements prodigués, la mise en place d'une option recherche dans les cycles supérieurs, aient eu certains effets. Mais il ne s'agit pas là d'effets massifs. Et certainement pas à la hauteur des enjeux.

Mon sentiment, c'est qu'après la vague d'espérance antérieure, la période qui a suivi le milieu des années 80 a été, pour les travailleurs sociaux, une époque de grande désillusion, d'inconfort, de déstabilisation en raison des problèmes liés à l'augmentation des laissés-pour-compte, à la décentralisation, à l'apparition de cohortes de nouveaux acteurs... Et, à mon avis, on n'a toujours pas dépassé ce moment-là. Or, face à la variété et à la complexité des problèmes, les travailleurs sociaux - qui avaient, dans les trente glorieuses, réussi la plupart du temps à être monovalents - étaient brusquement obligés à la polyvalence. Et cette obligation de procéder à l'analyse systémique des situations réclamait une préparation à la profession de nature profondément différente.

ASH : Née en 1981 de la volonté politique de développer la recherche dans les champs relevant des ministères sociaux, la Mire a-t-elle eu une réelle liberté de manœuvre ? L. B.  : La programmation de la Mire, si c'est ce que vous voulez dire, n'a pas du tout été modelée par la commande politique. Pour la simple raison qu'il n'y avait pas de demande clairement exprimée au sein des ministères sociaux, peu sensibilisés à la recherche. Pourtant, nous avons passé beaucoup de temps à essayer de drainer les préoccupations et les questions que pouvaient avoir en tête les ministres, leurs cabinets et leurs directeurs... Mais, comme il était logique, nous n'avons pratiquement pas eu satisfaction. Tout simplement parce les responsables politiques et administratifs, dans leur fonctionnement, sont complètement, sinon noyés, du moins mobilisés sur le très court terme. Et qu'un organisme de recherche ou d'incitation à la recherche est forcément en porte-à-faux car les programmes qu'il met en place essaient de tenir compte de l'évolution à moyen et long terme.

Il y a toujours un conflit objectif de temporalité entre le politique et la recherche. Quand un ministre accepte que la Mire développe un programme tout en sachant que ce dernier débouchera, non pas sur des décisions, mais sur des écrits cinq ans après, il sait très bien qu'il ne sera plus là... Et on ne peut pas dire que la production recherche dans les domaines économiques et sociaux excite considérablement nos décideurs, qui sont forcément myopes.

ASH : Dans ces conditions, la recherche a-t-elle une efficacité ? L. B.  : On ne peut pas d'un coup de baguette magique transformer nos politiques, d'abord en lecteurs, ensuite en soutiens forts des résultats de travaux scientifiques. La relation entre les décisions politiques et les résultats de la recherche est extrêmement indirecte, diffuse et à terme.

Si vous voulez, avec les résultats de la recherche, on transforme les manières de penser. Et cette transformation ne se fait pas en quelques jours. Tout cela demande du temps et les voies de pénétration, si j'ose dire, sont impossibles à formaliser. Ce qui ne veut pas dire que ce soit le geste auguste du semeur non plus. Parce qu'il y a une accumulation progressive de travaux plus ou moins confidentiels, d'articles de revues, de livres dont la presse se fait l'écho... Cela ne veut absolument pas dire qu'il n'y ait pas des retombées très positives. Seulement, il ne faut pas les attendre naïvement dans les deux mois qui viennent.

ASH : Au regard des mouvements sociaux de ces derniers mois, la Mire - et la recherche en général - n'a-t-elle pas failli dans l'anticipation des mutations sociales actuelles ? L. B.  : Je pense précisément que la Mire a été, parmi les rares dispositifs de même nature, dans sa programmation plus anticipatrice que d'autres. On a mobilisé les chercheurs sur des problèmes sociaux avant qu'ils ne s'imposent à tous. Mais d'une façon générale, c'est vrai que très peu de chercheurs réussissent à anticiper. Propos recueillis par Isabelle Sarazin

UN DISPOSITIF D'INCITATION À LA RECHERCHE

C'est au début des années 80 qu'est créée la Mission de recherche du ministère des Affaires sociales (3), sous l'impulsion des ministres, Nicole Questiaux, Jack Ralite et Jean-Pierre Chevènement, respectivement ministre de la Solidarité nationale, de la Santé et de la Recherche. Sa mission :proposer et conduire une politique de recherche dans le domaine des sciences de l'homme et de la société, dans le champ des compétences dévolues aux ministères en charge des affaires sociales. Six millions de francs en moyenne lui sont alloués chaque année par le ministère de la Recherche pour développer et soutenir des programmes. La Mire est notamment l'initiatrice de l'important programme de recherche sur l'observation des emplois et qualifications des professions de l'intervention sociale dont les résultats sont attendus en juin 1997 (2).

Notes

(1)  Lucien Brams, sociologue, est membre du Comité national d'évaluation de la recherche.

(2)  Voir ASH n° 1949 du 17-11-95.

(3)  Secrétariat de la Mire : ministère du Travail et des Affaires sociales : 1,  place de Fontenoy - 75350 Paris 07 SP - Tél. 1 40.56.47.31.

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