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Comment se situer face à l'islam ?

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Dans un contexte politique et social tendu, une certaine pratique de l'islam gagne du terrain dans les quartiers en difficulté. Dépourvus de véritables points de repère, comment les travailleurs sociaux peuvent-ils concilier religion et intervention sociale ?

Certaines pratiques de l'islam sont-elles compatibles avec les valeurs de la République et les principes fondateurs du travail social ? Faut-il répondre aux demandes plus ou moins explicites des jeunes (et parfois des parents) et les aider à découvrir leur propre religion ? Quitte, pour cela, à sortir d'une conception stricte du travail éducatif. Faut-il, au contraire, s'en tenir au respect rigoureux, voire rigide, de la laïcité (1)  ? Et quelle attitude adopter à l'égard de certaines associations musulmanes qui, nouvellement implantées dans les cités, concurrencent parfois directement les services sociaux et les clubs de prévention ?

Revenant de façon lancinante chez les travailleurs sociaux, toutes ces questions ont été évoquées, en septembre dernier, quelques jours seulement après la mort médiatisée de Khaled Kelkal (2), lors d'un séminaire consacré à l'islam et au travail social (3). Une rencontre, l'une des rares organisées récemment sur ce thème, au cours de laquelle on a pu mesurer l'étendue de la perplexité des travailleurs sociaux face à un islam, sinon de plus en plus présent, du moins de plus en plus visible dans certains quartiers. « Depuis le début des années 90, certains jeunes issus de l'immigration sont passés d'un discours pluriethnique à un recentrage parfois totalitaire sur l'islam, revendiquant une identité musulmane », constate, en effet, Claude Thibault, secrétaire général de l'Association française pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (AFSEA). D'autant que les jeunes issus de l'immigration sont aujourd'hui nombreux à refuser d'endosser l'image du « beur » ou du chômeur.

L'essoufflement du mouvement « beur »

Le doute des professionnels est d'autant plus fort que la montée en puissance de l'islam dans les banlieues s'inscrit dans un faisceau de causalités assez complexe. Premier élément d'explication : l'essoufflement -l'échec diront certains - du mouvement « beur » né dans les années 80, prônant le métissage culturel et l'intégration. « Le mouvement beur a progressivement perdu une partie de sa légitimité parce qu'il n'a pas su dépasser ses ambiguïtés de départ et répondre à la question :comment concilier l'islam avec le modèle républicain ? En outre, le relatif échec de son passage au politique a engendré une réelle désillusion parmi ses militants. Enfin, avec le vieillissement de ses leaders, une véritable coupure est apparue entre les générations », analyse Catherine Withol de Wenden, directeur de recherche au CNRS. Autre raison invoquée : l'impact, auprès des jeunes, de l'exemple des musulmans noirs américains avec des figures médiatiques telles que Malcolm X, leader mythique des Black Panthers, ou encore le boxeur Mike Tyson. Enfin, et surtout, dans un contexte économique et social particulièrement dur, l'actuel renouveau de l'islam chez les jeunes issus de l'immigration apparaît, à l'évidence, comme la marque d'un repli identitaire lié à un fort sentiment d'échec et d'abandon. « Ces jeunes, qui se sentent rejetés par la France et par leur pays d'origine, sont en quête d'un absolu de leur âge. Au risque de suivre ceux qui prônent des croyances dévoyées de leurs racines », s'alarme ainsi Robert Bouquin, président de l'AFSEA.

La deuxième religion en France

Pourtant, si l'on constate un regain de l'islam chez les jeunes des banlieues, le phénomène est à prendre avec beaucoup de précautions. Ne serait-ce que dans la mesure où son ampleur est mal connue... et probablement surestimée. D'ailleurs, force est de constater la méconnaissance, assez générale en France, de la réalité, ou plutôt des réalités, de la religion musulmane et de son organisation. « Comme Monsieur Jourdain, on découvre aujourd'hui l'existence de l'islam alors que celui-ci fait partie de la société française depuis des décennies », s'étonne Dalil Boubakeur, recteur de l'Institut musulman de la mosquée de Paris (4). Lequel rappelle qu'avec quatre millions de musulmans en France (dont deux de nationalité française), l'islam est devenu la deuxième religion du pays. En outre, faut-il le rappeler, notre vision de l'islam est conditionnée, voire parasitée, par un long passé de conflits avec les pays arabes et maghrébins ainsi que par les inquiétantes retombées de la crise algérienne. Sans parler de la résurgence de certains réflexes xénophobes, malheureusement enracinés dans les mentalités et réactivés ces dernières années à la faveur des difficultés sociales et économiques.

A propos de l'islam, on a ainsi trop souvent agité l'épouvantail de l'intégrisme, amalgamant des pratiques et des comportements bien différents. Dernier exemple en date : la récente vague d'attentats au cours de laquelle l'ensemble de la communauté musulmane française a été montrée du doigt, de façon parfois détestable. De quoi inciter des jeunes déjà révoltés à revendiquer, par réaction, leur appartenance à la tradition musulmane. « En stigmatisant une partie de la population française, on s'engage dans une dérive qui porte en germes des risques de radicalisation. On est en train de rendre criminogène toute référence à l'islam », s'indigne la sociologue Jocelyne Cesari, chargée de recherche au CNRS-IREMAM (Institut de recherches et d'études du monde arabe et musulman).

Une communauté plutôt paisible

Il n'y a pourtant pas lieu d'être alarmiste, poursuit celle-ci, dans la mesure où la communauté musulmane française apparaît, globalement, assez paisible et hétérogène. En premier lieu, on trouve la religion « tranquille » et plutôt communautariste des primo-arrivants. Installés en France depuis 10 ou 20 ans et ayant définitivement renoncé à retourner au pays, ils cherchent désormais à s'implanter durablement. Ce qui explique, par exemple, que de 20 salles de prière en 1980, on en soit aujourd'hui à plus de 1 500. « Cette plus forte visibilité de l'islam n'est pas pour autant synonyme d'augmentation de la pratique ou d'intégrisme », précise la chercheuse. Autre courant : l'islam sécularisé des jeunes ayant grandi en France. Discrets mais majoritaires, ils cherchent avant tout à préserver leurs valeurs culturelles et familiales sans déclarer une allégeance absolue à la religion. Au final, seul un petit groupe d'hommes jeunes, minoritaires mais actifs, prône un islam total, rejetant, à la fois, les pratiques religieuses de leurs parents, jugées trop craintives, et les valeurs de la société occidentale. « Or, les jeunes des banlieues françaises sont loin d'avoir le même parcours que les intellectuels islamistes, pour la plupart issus des classes moyennes », souligne Jocelyne Cesari.

Dans ce contexte passablement brouillé, les travailleurs sociaux sont contraints, le plus souvent, de naviguer à vue, étant, pour la plupart, dépourvus de repères politiques clairs et de directives précises de la part de leurs employeurs. Il est vrai que, pendant trop longtemps, la société française a évité de s'interroger sur la place de l'islam en France. D'où le déficit actuel de solutions et l'incapacité des acteurs publics à tenir un discours cohérent sur la façon de concilier intégration et religion dans le cadre du pacte républicain. « Les réponses de l'Etat, des collectivités locales et des associations ne sont pas à la hauteur des problèmes », confirme Eric Montes, président de la Maison des potes de Saint-Denis.

Les initiatives existantes demeurent ainsi relativement isolées et pas toujours transposables. Thérapeute et ethnopsychiatre, Hamide Salmi intervient depuis une douzaine d'années, en région parisienne, auprès de familles immigrées. Pour lui, c'est d'abord la dislocation des systèmes traditionnels qui est à l'origine de la violence et de la montée d'un islam radical. En effet, dans les sociétés maghrébines traditionnelles « le père est au centre de l'organisation sociale et familiale mais il est lui-même soumis aux ancêtres, au conseil de village et à la tribu. Lesquels servent de liens avec la divinité. Or, dans la migration, ces liens invisibles disparaissent, laissant le père seul, dans l'incapacité d'initier ses enfants. A l'adolescence, ceux-ci vont chercher désespérément à combler ce manque, cette faille, parfois en se raccrochant à une pratique très stricte de l'islam », explique l'ethnopsychiatre, pour qui le rôle du thérapeute consiste alors à redonner du sens en revivifiant l'ancêtre. Quant aux travailleurs sociaux, ajoute-t-il, « ils ne doivent pas individualiser leur action mais regrouper les familles, les rencontrer, leur permettre un retour aux origines afin de se redéployer et de trouver un équilibre entre leur culture d'origine et la France ».

Autre expérience singulière mais instructive : celle de Christian Guillaumey, chef de service éducatif en prévention spécialisée à Strasbourg. Converti à l'islam depuis six ans, il tente, non sans peine, de concilier sa pratique professionnelle avec ses convictions religieuses. « La religion me donne une cohérence mais elle ne me simplifie pas la vie. En tant qu'éducateur et croyant, je suis en effet très souvent interpellé par les jeunes sur l'islam. Quant aux parents, surtout les pères, ils veulent me donner des fonctions et des responsabilités qui ne sont pas les miennes », raconte-t-il. Ainsi, il a été maintes fois sollicité afin de régler des conflits familiaux, notamment entre pères et filles. On lui a également demandé de jouer un rôle de médiateur avec l'école, en particulier sur la question du port du voile. Sans parler des difficiles relations avec les associations religieuses, qu'il faut remettre à leur place sans toutefois les diaboliser.

Concilier laïcité et tolérance

« C'est une bonne chose de connaître la culture de l'autre. Mais nous n'avons pas, en tant que travailleurs sociaux, à montrer aux jeunes le chemin des mosquées », nuance un autre éducateur, maghrébin celui-là mais non pratiquant. De même, à l'AFSEA, on renvoie aux textes de loi sur la liberté religieuse et à l'avis du Conseil d'Etat sur le port du foulard à l'école (5). Et l'on rappelle que l'éducateur est « garant de la laïcité, dans un souci de tolérance vis-à-vis des religions », son rôle consistant à « travailler à l'intégration dans le respect des droits de tous et de l'égalité ». Pourtant, même si les travailleurs sociaux, qui participent au service public, sont garants de la laïcité, ils doivent nécessairement prendre en compte la dimension religieuse des populations auprès desquelles ils interviennent. Là se situe une grande partie de la difficulté et de l'ambiguïté de leur tâche. L'AFSEA prévoit d'ailleurs de réaliser, avec la mosquée de Paris, des plaquettes d'information destinées à aider les travailleurs sociaux. Il n'en demeure pas moins que si l'on souhaite préserver le principe essentiel de l'intégration individuelle et éviter la création, à plus ou moins long terme, de ghettos communautaires, il faudra aller plus loin et trouver des alternatives crédibles permettant, notamment aux jeunes, de concilier la pratique de l'islam avec les valeurs républicaines. Jérôme Vachon

Notes

(1)  Voir ASH n° 1805 du 6-11-92.

(2)  Soupçonné d'avoir participé aux attentats à la bombe, revendiqués par des groupes islamiques, qui ont secoué la France à l'automne, Khaled Kelkal, originaire de la banlieue lyonnaise, a été abattu le 29 septembre par la police, sous l'œil des caméras.

(3)  Islam au quotidien et travail social - Séminaire de formation des 19 et 20 octobre - AFSEA : 28, place Saint-Georges - 75009 Paris - Tél. 1 48.78.13.73.

(4)  Financée essentiellement par l'Algérie, la mosquée de Paris représente l'une des composantes essentielles de l'islam français. D'autant qu'elle est l'un des interlocuteurs privilégiés de l'Etat français, en particulier du ministère de l'Intérieur, au sein de la communauté musulmane.

(5)  Voir ASH n° 1807 du 20-11-92.

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