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Les politiques sociales à la croisée des chemins

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Dans l'entretien qu'il nous a accordé, Jean-Marie Delarue, conseiller d'Etat- coauteur du Traité du social (1)  - apporte son éclairage sur les grandes évolutions du champ social ces 40 dernières années. Mais surtout, dans son analyse des enjeux pour demain, il regrette l'absence de débat collectif et de perspective d'ensemble des politiques sociales, et l'empirisme qui en découle. Et s'alarme de notre perte de mémoire en matière sociale. Rencontre avec un spécialiste qui a été notamment chef de service des affaires sociales au Plan de 1985 à 1988 et délégué interministériel à la ville de 1991 à 1994.

ASH  : Avec Nicole Questiaux et Jacques Fournier, vous qualifiiez en 1989 les politiques sociales « d'assistantes sociales » du développement capitaliste en mettant en avant leur rôle intégrateur. Maintenez-vous cette position et estimez-vous aujourd'hui que cette qualification est toujours vraie ? Jean-Marie Delarue : Ce que nous écrivions, c'est que les lois ou les politiques sociales avaient deux volets :un volet « intégrateur », répondant à ce que vous venez d'indiquer, mais aussi un volet « subversif », c'est-à-dire dérangeant un petit peu l'ordre économique établi. Ce que l'on peut observer suivant les périodes, c'est comment les lois sociales sont des instruments de perturbation ou non de l'ordre économique établi. Quand on étudie, comme vous le faites, les lois ou les politiques sociales depuis quelques dizaines d'années, il me semble que l'on peut y distinguer, suivant les cas, deux aspects. Un aspect de meilleur fonctionnement de la société qui, en général, répond à une demande sociale assez forte. Dans ce cas là, on assiste à un ensemble de mesures - dont la politique familiale peut être une illustration - où vous avez des dispositions très diverses, quelquefois d'ailleurs contradictoires, parce qu'elles répondent à des objectifs variables de cette politique et à des demandes sociales elles-mêmes différentes. Et puis, vous avez un autre type de lois qui contraignent la société parce qu'elles prétendent - c'est en cela qu'elles sont subversives - vouloir s'attaquer à un problème qu'on ne peut pas régler autrement qu'en étant subversif par rapport à l'ordre établi. Je prends un exemple très simple : la loi dite « Besson » du 31 mai 1990, sur le logement. C'est une sorte d'entente intercommunale sur les problèmes de logement. Ce qui d'ailleurs a été renforcé par la loi d'orientation sur la ville du 13 juillet 1991. Et bien, on s'aperçoit que ces lois restent lettre morte au sens propre parce qu'il est impossible de faire bouger un certain nombre d'institutions et notamment les collectivités territoriales  la question du logement aujourd'hui est une question sur laquelle il est impossible de s'entendre du point de vue intercommunal. Donc pour répondre plus précisément à votre question, je dirais que cet aspect « assistante sociale », cette soupape de sécurité, est toujours, en effet, en balance. C'est quelque chose que l'on voit tout à fait systématiquement et régulièrement dans l'organisation des politiques sociales, et de ce point de vue là, ce que l'on observe en 1995 n'a pas changé par rapport à 1955 vraisemblablement. ASH  : Depuis 40 ans, quels sont, pour vous, les nouveaux champs d'intervention des politiques sociales ?Peut-on parler d'une extension de ce champ ? J.-M.D. : C'est une question qui appellerait beaucoup de développements donc ce que je vais livrer ici est peut être partiel et partial. Tout d'abord, il faudrait s'interroger sur les instruments de la politique sociale. A la différence d'il y a 40 ans, il me semble que nous avons, actuellement, une vision plus large des instruments de la politique sociale. En 1955, elle était de type « loi sociale ». Aujourd'hui, nous savons que l'essentiel des politiques sociales passe, pour partie, par les lois sociales, pour partie, par d'autres lois, et pour partie enfin par les comportements individuels. Je prends quelques exemples : la plus forte évolution des politiques sociales de ces 15 dernières années, c'est sûrement la décentralisation. La loi du 7 janvier 1983 et celle du 2 février 1986 n'ont pas du tout été conçues comme des lois de politique sociale et lorsqu'elles ont été mises en œuvre, on a, bien sûr, insisté sur le changement de compétences. Mais je ne crois pas que, dans l'esprit de beaucoup, cela correspondait à une inflexion marquée des politiques sociales. Or, que constate-t-on aujourd'hui, maintenant que la politique sociale, pour l'essentiel, au moins en matière d'aide sociale relève des départements ? Des divergences, des différences très fortes d'un département à l'autre, là où il y avait autrefois une relative uniformité. Ceci est une inflexion forte des politiques sociales qui n'est pas née d'une loi sociale mais qui est née d'une loi de décentralisation. On pourrait dire la même chose des lois fiscales par exemple. Le budget de l'Etat, chaque année, contient un certain nombre de dispositions sociales qui ne passent pas, d'abord, pour des mesures sociales mais qui, à long terme, en sont véritablement. Je parlais aussi des comportements individuels. Une des clés des politiques sociales aujourd'hui, c'est la mesure dans laquelle les comportements de chacun font pièce, ou non, aux politiques sociales mises en place. Deux exemples simples. Le « rationnement » des dépenses de santé. Naturellement, tous les Français y sont favorables comme contribuables mais, comme consommateurs de soins, ils sont beaucoup plus réticents. Et de fait, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de familles dans lesquelles, sauf pour des raisons de moyens, il y ait un freinage de la consommation de soins pour aider la sécurité sociale à survivre. Au contraire, la tendance est bien à un accroissement très sensible de ces dépenses alors même qu'elles sont de plus en plus à la charge des ménages. Deuxième exemple, le logement qui est une question clé aujourd'hui. Le choix d'aller habiter ou non dans un quartier dans les banlieues, peut aider ou ruiner les politiques de mixité sociale qui pourraient être mises en œuvre. ASH  : Au-delà des instruments, pour revenir au contenu même de cette politique, aux limites du champ, puisque l'on a quand même besoin de s'y retrouver... J.-M.D. : Il y a des champs liés à des évolutions de nature un peu secondaire - qui sont moins des évolutions sociales que techniques - mais auxquelles il a fallu répondre. Ce qui me paraît très symptomatique, à cet égard, c'est la politique de santé dans ce qu'elle comporte de risques pour l'individu et pour la collectivité. Je pense, bien entendu, au traumatisme lié aux affaires de transfusion sanguine et plus généralement au développement d'une vigilance extrême pour les accidents qui résultent de la mise en œuvre de thérapeutiques. Je pense aux lois sur la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales. Je pense, évidemment, à une loi importante du 4 janvier 1993 sur la transfusion sanguine et le médicament. En regard de cela, accompagnant ce mouvement, il y a la volonté de promouvoir une espèce de réflexion éthique, en quelque sorte en amont de ces pratiques. Un des sens des politiques sociales actuelles, c'est certainement de chercher des autorités morales que les politiques sociales traditionnelles ne cherchaient plus. Nous écrivions dans le Traité du social, que ce qui caractérisait les politiques sociales françaises, c'était leur absence de modèle du point de vue de la morale en quelque sorte et leur tolérance. Je crois qu'aujourd'hui, sur certains points, nous sommes à la recherche de morale... ASH  : Quand vous parlez de morale, vous parlez du sens finalement ? J.-M.D. : Je parle du sens, je parle des pratiques. Je parle du sens dans la mesure où je vois se multiplier certaines institutions qu'on veut indépendantes comme le Haut Conseil de la famille, le Haut Conseil de l'intégration. Et puis, je constate en même temps une recherche de pratiques salubres, en tout cas inattaquables. Le meilleur exemple c'est le Comité national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, créé par un décret de 1983, et qui correspond à une espèce de recherche morale de la société sur ses propres pratiques et en tout cas sur les pratiques des chercheurs. Dans cette appendice des politiques sociales, je vois une espèce de découverte de la vacuité d'une morale collective. De fait, la laïcité par exemple, les grandes morales d'église voire les grandes morales « politico-idéologiques » sont aujourd'hui moins prégnantes. D'où la volonté de rechercher dans quelques personnes illustres, les gardiens d'une morale perdue et aussi les promoteurs d'une morale à construire. Je ne suis pas sûr que ça soit très judicieux mais en tout cas ça me paraît être une tendance réelle des politiques sociales actuelles. ASH  : Au-delà de cet aspect non négligeable, qu'est-ce qui est central ? J.-M.D. : C'est, bien entendu, tout ce qui tourne autour de la question du travail et de la pauvreté. Nous sommes passés d'une situation dans laquelle le plein emploi se concevait, sauf de façon marginale, et où la pauvreté était en quelque sorte un relief d'une société passée qu'il s'agissait d'assumer jusqu'à disparition. L'expérience d'ailleurs a bien montré ce calcul puisque la pauvreté des années 50 était une pauvreté de personnes âgées et de ruralité et, de fait, cette pauvreté est en voie de disparition. Puisque les cotisations au régime de retraite ont fait qu'aujourd'hui, seules les personnes de plus de 80 ans ont encore des difficultés en matière de revenus. Par contre, vous le savez bien, il y a d'autres problèmes qui sont apparus là où on ne les attendait plus et qui sont nés notamment de ce qu'on a appelé, sans doute à tort, la crise économique. A ce propos, je note qu'on ne sait pas encore mesurer tous les effets de cette crise. Par exemple, on ignore si, pour renouer avec des sociétés que nous avons connues dans notre passé, il n'y a pas, aujourd'hui, une fraction de notre population condamnée à vivre hors de l'économie. Autrement dit, alors que nous pensions dans les années 55 que chacun avait voix à participer au processus de production, nous ne sommes pas sûrs, aujourd'hui, que tout le monde y soit appelé. On peut tourner les choses autrement, naturellement, et dire : le vrai bien-être suppose l'emploi de tout le monde. Mais dès lors qu'on pose les choses en termes économiques, l'ordre économique permet-il aujourd'hui, face à la concurrence internationale, l'emploi de tout le monde ? Est-ce que nous ne sommes pas condamnés à avoir une part de notre société qui va vivre à l'écart ? Mais surtout, face à ce défi, il me semble que nous sommes beaucoup plus hésitants que nous ne l'étions il y a 40 ans. Nous hésitons encore entre deux paris possibles. Le premier, c'est au fond de renoncer aux systèmes de solidarité qui ont été conçus dans les années 40-50. De dire : ces systèmes de solidarité coûtent trop chers, ils freinent notre compétitivité, les cotisations sociales sont assises sur le travail et empêchent par conséquent son développement, etc. La tentation c'est en quelque sorte, de dire, il faut développer notre système économique pour que chacun y trouve sa place, et lorsque chacun y aura sa place, il n'y aura plus besoin de systèmes de solidarité. Pour moi, c'est là que je suis partial, donc je vous demande de prendre ce que je dis avec beaucoup de précaution, pour moi c'est un formidable retour en arrière. Et puisque vous m'en donnez l'occasion, je dirai que ce genre de discours est vraisemblablement la conséquence de notre absence terrible de mémoire en matière sociale, car de tels dispositifs nous les avons déjà expérimentés dans notre lointain passé. Et puis l'autre perspective, c'est qu'alors que jusqu'à maintenant nous essayions d'équilibrer tout ce qui était socialisé dans notre pays avec tout ce qui était initiative privée ou, pour reprendre des termes que nous avons employés Fournier, Questiaux et moi, où dans notre pays on s'efforçait de socialiser la demande mais en laissant l'offre au privé - en clair, rendre les demandeurs solvables mais en laissant les médecins dans leur exercice libéral -aujourd'hui est-ce qu'il ne faut pas aller au-delà et socialiser l'offre aussi ? ASH  : Et finalement, aujourd'hui nous sommes hésitants entre ces deux politiques... J.-M.D. : Oui. Et nous pratiquons en quelque sorte dans les politiques sociales un peu les deux. Je m'explique. Tout ce qui concerne, par exemple, la réflexion sur les retraites, les fonds de retraite, de capitalisation, correspond à cette disparition de la solidarité du côté de la demande : chacun cotise pour son propre compte et récupère son dû à la sortie. Et puis, d'un autre côté, on pratique des politiques assez novatrices, sur l'organisation du système d'offres. Je pense aux efforts en matière de gestion hospitalière, à l'initiative notamment du directeur des hôpitaux de l'époque, Jean de Kervasdoué, sur la maîtrise des dépenses de soins à l'hôpital. Nous abondons dans des mesures de plus en plus parcellisées, fragmentaires, dont la lisibilité est de plus en plus difficile à établir. Voyez, par exemple, cette fâcheuse manie qu'on a pris, depuis 10 ans à peu près, de voter chaque année, quelquefois même deux fois par an, des lois portant diverses dispositions d'ordre social, diverses dispositions relatives à l'assurance maladie. Pour moi, c'est un défaut de fonctionnement, à coup sûr, mais c'est aussi le reflet, bien plus profondément, d'une hésitation sur la voie à suivre et d'une espèce d'empirisme qui s'en déduit. Un empirisme qui n'empêche pas les grandes réformes sociales, comme la contribution sociale généralisée ou le RMI. Même si, dans ce double dessein, elles ne s'inscrivent pas très facilement. Mais, elles sont quand même des démarquages assez sensibles de ce qui a eu lieu dans le passé, la CSG en ce sens qu'elle tend à fiscaliser les cotisations sociales et le RMI en ce sens qu'il instaure un revenu minimum qui déconnecte en quelque sorte les droits de chacun au revenu de l'exercice du travail. Ce sont des évolutions majeures mais ces deux étapes n'ont pas suffi à clarifier les choses. ASH  : Le RMI justement a marqué un changement qualitatif important selon vous ? J.-M.D. : Oui. Non pas qu'il ait réglé tous les problèmes. Mais nous étions depuis au moins 30 ans à l'époque, dans un dispositif qui liait la prévention du risque au sens des législations sociales (maladie, maternité...) à l'exercice d'un travail et, via les ayants droit, on avait une majorité de la population couverte. Aujourd'hui, le risque de la pauvreté a conduit à déconnecter la solidarité du régime du travail, et je crois que c'est cela que signifie le RMI. En même temps, le RMI a une portée pratique non négligeable qui a abouti à des réformes sociales par un biais un peu discret puisqu'une de ses conséquences est la généralisation de l'assurance maladie. Pour moi, c'est un changement qualitatif important. ASH  : Est-ce que sur le plan des champs d'intervention, au cours de ces 40 ans, il n'y a quand même pas eu une évolution ? Par exemple la politique de la ville, l'aide à domicile ou encore la prise en charge des personnes malades avec l'apparition du sida ?Est-ce que l'on n'a pas assisté à une extension du champ des politiques sociales, à tel point que finalement on a l'impression que tout est social aujourd'hui ? J.-M.D. : Je crois qu'il y a sûrement une extension des politiques sociales. Je dirai plus exactement que la difficulté sociale est si forte dans ce pays qu'il me semble qu'on cherche à effacer les frontières entre cette division cardinale et néfaste, à mon sens, entre l'économique et le social. Je trouve que la logique de l'ordre économique est obligée parfois de plier devant la logique de l'ordre social ou du désordre social. Et le sida peut en être un bon exemple puisque dans les difficultés financières que connaît l'assurance maladie, qui nous vaut à peu près un plan de financement par an, nous avons sans sourciller, ce qui est je crois à l'honneur de notre société, déboursé des milliards de francs supplémentaires par an pour soigner les malades du sida. Ce qui est aussi à l'honneur de notre société, c'est qu'il n'y a pas eu de réactions majeures d'intolérance comme dans quelques pays. Je dirai la même chose dans des champs très différents qui ont été l'objet de controverses comme l'IVG, même s'il y a quelques débats marginaux. En revanche, il y a des problèmes sociaux qui n'offrent pas ce consensus là, comme la ville. C'est d'ailleurs l'un de mes sujets d'inquiétude, non pas quant à sa manifestation - parce que finalement c'est un problème social d'ampleur relativement modeste - mais quant à la ségrégation ou à ces mécanismes de rejet qui se manifestent de part et d'autre. En d'autres termes, et pour être très concret, la question de la ville est moins désolante à cause de ces violences qui s'y manifestent épisodiquement, mais aussi de cette souffrance qui existe et que l'on ne voit pas, qu'à cause des difficultés qu'il y a à intégrer les populations qui vivent dans ces cités, notamment en termes de travail et de logement. Pour reprendre la distinction que j'évoquais tout à l'heure, en matière de ville la notion de contrainte devra l'emporter faute de quoi on se heurtera à des difficultés très graves. ASH  : Justement, comment, à votre avis, les politiques sociales peuvent-elles relever ces nouveaux défis que vous citez ? En 1989, vous parliez d'une crise des politiques sociales et vous évoquiez à la fois les nombreuses critiques à leur encontre et en même temps leur caractère incontournable. N'y a-t-il pas là un paradoxe ? J.-M.D. : Ces défis sont certes nouveaux dans leur manifestation mais très classiques dans leur origine et dans la manière dont ils sont débattus. Ainsi, la question de la pauvreté n'est pas récente dans ce pays, je crois que c'est plutôt une parenthèse que nous avons traversée et qui était celle de croire que la pauvreté allait disparaître. Aujourd'hui, la question de la pauvreté nous ramène à des temps qui ont été ceux de la permanence historique au moins depuis 3 ou 4 siècles dans lesquels on avait des poches de pauvreté tout à fait importantes. Je ne dis pas que c'est ce qui est souhaitable, je dis simplement que je suis surpris quelquefois, enfin l'étonnement m'étonne, qu'on a de découvrir ces difficultés. De même, les maladies virales sont peut être nouvelles mais on a eu des maladies incurables dans notre longue histoire aussi. Et pour revenir à la ville, la division sociale urbaine ne me paraît pas une chose très nouvelle, c'est plutôt l'illusion de la période de construction des années 50-70 qui a pu faire penser que nous avions cela derrière nous. Je crois donc que les enjeux sociaux ne sont pas nouveaux. Mais c'est vrai, nous avons du mal à nous débarrasser de nos illusions, en tout cas des convictions que nous avons eu pendant les années 60-80. Nous sommes aujourd'hui plus contraints par les éléments financiers et la logique économique. Au fond nous avons à assurer une concurrence internationale de plus en plus rude. Est-ce qu'il ne faut pas sacrifier un bout de la politique sociale pour permettre que nous répondions à cette concurrence internationale, ou est-ce qu'au contraire, il faut maintenir ces liens de solidarité pour mieux affronter la concurrence ? Moi je crois que le débat, vous savez il ne sortira pas de çà. Jusqu'à quel point faut-il assumer cette compétitivité ? Et à l'égard de qui ? Du Royaume-Uni, de l'Italie, de l'Allemagne ou de Singapour ? S'il faut se caler sur Singapour, alors adieu veaux, vaches, cochons, couvées et allons vite à la liquidation la plus rapide possible de notre système de solidarité. Je crois que ce choix que je présente de façon un peu caricaturale naturellement, il faut le poser très clairement sur le long terme. Est-ce que notre stratégie internationale - car s'en est une -, qui est maintenant très liée à nos questions sociales, est d'amener Singapour à avoir notre système de protection sociale, ou est-ce que c'est à nous de brader notre système de protection sociale en espérant que chacun se débrouillera dans une compétitivité économique retrouvée donc une richesse économique supposée ? C'est vrai, il y a quand même des choix cruciaux qui mériteraient d'être explorés par des perspectives de long terme qui dépassent même largement les querelles sur le financement de la protection sociale aujourd'hui. Ce qui me paraît très fâcheux, c'est l'absence de débat collectif. On a du mal à avoir des perspectives d'ensemble et de long terme des politiques sociales. ASH  : Finalement pour beaucoup de secteurs on reste dans l'architecture qui a été bâtie dans les années d'après-guerre ? J.-M.D. : Oui. Mais je crois que depuis une dizaine d'années et pour encore une dizaine d'années nous sommes à la croisée des chemins. ASH  : Mais est-ce qu'on peut dire quand même quel est l'objet à l'heure actuelle des politiques sociales, à quoi servent-elles, quelle est leur fonction ? J.-M.D. : Je crois que notre société qualifie elle-même les maux qui lui sont insupportables (on pourrait dire aussi mots d'ailleurs). Il se trouve qu'un certain degré de pauvreté est insupportable dans ce pays. Le sans domicile fixe est insupportable. Voilà pourquoi les plans d'urgence, le SAMU social, apparaissent. La pauvreté ou la difficulté de vie ordinaire n'est pas du tout insupportable. Tout se passe comme si dans ce pays l'image de la pauvreté se réduisait aux SDF. Et qu'entre le SDF et la personne qui gagne honnêtement son revenu mensuel, il n'y avait rien. C'est une vision sociale extrêmement courte. Entre les deux, il y a tout un continuum de situations conjuguant de différentes façons les difficultés matérielles et morales. Je veux simplement dire qu'il y a des gens qui sont à la dérive mais qui sont chez eux et qu'on ne voit pas et dont on ne s'occupe pas. Alors, est-ce que les politiques sociales ont un objet ? Oui, elles conservent leur objet d'intégration dont nous parlions tout à l'heure, mais c'est à la mesure de ce que la société estime devoir être intégré. Pour être un peu trop dans l'actualité - il faut se garder d'y être trop - je dirai que l'attitude vis-à-vis de l'immigration est une de ces questions. De même, l'accès à la politique culturelle. Faut-il les faire entrer ou pas dans le champ social ? C'est un grand débat. Ainsi, beaucoup de questions se posent aujourd'hui en termes d'accès ou non, qui nous montrent en quoi les politiques sociales répondent à ce que la société qualifie de social. Par exemple, la difficulté de l'accès aux soins avant que certaines personnes, notamment du côté des organisations humanitaires, ne s'en inquiètent, n'était pas une question sociale. Donc il faut rechercher, comme toujours en creux, dans ces politiques sociales ce que nous couvrons, sachant qu'il y a des champs que nous ne couvrons pas. ASH  : Par exemple ? J.-M.D. : Le logement. Tous nos instruments de politiques du logement ont été mis en place au début des années 50, précisément çà coïncide avec votre anniversaire, avec le changement de baptème de ce que l'on a appelé HLM et puis le grand mouvement de construction qui commence à peu près l'année de votre naissance à vous. Ces grands instruments ne suffisent plus aujourd'hui. Et de la même façon que l'on avait vu l'abbé Pierre apparaître au moment de votre acte de naissance, celui-ci réapparaît au moment de votre quarantième anniversaire. Alors même si, bien entendu, je le salue, je suis toujours inquiet quand l'abbé Pierre revient sur le devant de la scène car c'est la preuve de graves difficultés sociales. Aujourd'hui, la question du logement est de nouveau posée en termes très difficiles. Un certain nombre de gens sont expulsés de leur logement alors que le moindre juge qui s'occupe de ces affaires vous dirait qu'il serait facile d'éviter au moins la moitié des expulsions. ASH  : Vous avez évoqué à plusieurs reprises l'articulation social-économie. Est-ce qu'il n'y a pas une troisième voie, qui pourrait être imaginée, qui lierait davantage ces deux domaines, comme l'économie solidaire ? J.-M.D. : Tout à fait, il faut avoir des logiques qui conduisent à prendre des mesures économiques dont on apprécie mieux l'impact social et des mesures sociales dont on apprécie mieux l'impact économique. En matière de lutte contre le chômage, par exemple, vous avez un couple désormais indissociable qui est la création de nouveaux emplois là où nous allons ouvrir de nouveaux services. Autrement dit, la lutte contre le chômage passe aussi par la satisfaction de besoins non couverts. Quand on dit il faut assister les personnes très âgées, très dépendantes, nous comblons, à la fois, un besoin social croissant mais, en même temps, nous offrons de nouveaux débouchés pour compenser la perte de certains emplois qualifiés industriels que nous avions dans le passé. Je crois que là il y a un lien très fort. Ce qui fait peut-être la nouveauté des politiques sociales, c'est qu'au lieu qu'elles soient univoques, en quelque sorte, qu'elles répondent à un seul objet, il faut bien en mesurer les effets comme la pierre qui ricoche sur l'eau parce que les effets d'une mesure économique aujourd'hui ou d'une mesure sociale peuvent être à un, deux, trois ou quatre tiroirs. ASH  : Quelle serait finalement, pour nous c'est plus notre champ d'intervention, la place de l'action sociale ? J.-M.D. : L'action sociale a quelque chose de décisif. C'est un des enjeux autour du grand débat que j'évoquais tout à l'heure : « choisit-on le retour en arrière ou la socialisation de l'offre ? » Il me semble que dans les politiques sociales de ce pays, on a fait toujours une grande place au service collectif, public ou assimilé à... Comme on dit en jargonnant juridiquement, organisme privé chargé d'un service public. Je crois que l'action sociale en est une des expressions. Alors, bien entendu, ce n'est pas un service public au sens très restreint comme la SNCF ou l'Assistance publique de Paris. Mais c'est quelque chose qui y ressemble. Qui permet non seulement l'apport de prestations en espèces et en nature mais aussi une présence de proximité. Au fond, va-t-on maintenir l'action sociale dans ces termes-là ? Va-t-on continuer à vouloir assurer une espèce de lutte contre la pauvreté, contre les difficultés de la vie à travers la fourniture de services, ou va-t-on se contenter de dire « on te paye et tu te débrouilles »  ? Pour moi, c'est là l'enjeu. On voit bien que c'est un enjeu très concret. Quand dans les départements, la prise en charge du volet insertion pour les Rmistes est très inégalement répartie- certains départements ont fait beaucoup plus que d'autres - on se dit que là il y a un enjeu formidable. Certains pensent que la fourniture de services la plus égale possible au plus grand nombre possible est encore un enjeu social très important. D'autres, que la fourniture d'argent suffit à débarrasser la société du fardeau qu'elle ne veut pas assumer au-delà du monétaire. Pour moi, l'action sociale est à ranger résolument dans la première hypothèse et si nous voulons continuer à assurer une politique sociale originale dans ce pays, volontariste, cohérente, je crois qu'il faut maintenir, peut-être sous des formes qui sont appelées à évoluer, un service public ou assimilé, qui soit capable d'assurer l'accès à des choses essentielles de la vie. Propos recueillis par Valérie Balland et Jérôme Vachon. Avec Hélène Morel

Notes

(1)  Le Traité du social - Nicole Questiaux, Jacques Fournier, J.-M. Delarue - 5e édition 1989 - Ed. Dalloz.

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