« La “nébuleuse travail social” est chargée de mettre en œuvre des politiquesimpertinentes au regard des problèmes sociaux. Jusqu'à présent, les professionnels du social ont été dans l'incapacité de réagir. De notre point de vue, les lamentations n'ont jamais permis l'engagement d'une quelconque procédure de changement. Il nous appartient en propre d'élaborer des propositions et de les faire valoir, par tous les moyens nécessaires. » Ainsi le GRAL interpellait-il les travailleurs sociaux, fin octobre, dans nos colonnes (1). Signe d'une repolitisation du travail social ? Tournant dans les formes d'engagement des travailleurs sociaux (du moins d'une partie d'entre eux) ?Nécessaire repositionnement des professions sociales ?Toujours est-il que cette prise de position, irritante pour certains, démontre, s'il en était besoin, la nécessité, pour les professionnels, de reconstruire une parole collective autour de nouvelles missions pour le travail social.
Car dans une société en pleine mutation économique et sociale, où les inégalités et la pauvreté sont plus criantes que jamais, la crise récurrente du travail social et le malaise chronique dont souffrent bon nombre de travailleurs sociaux, ne s'apaisent guère. Au contraire. Et, faut-il le rappeler, si les métiers sociaux peinent à trouver leurs marques, c'est essentiellement en raison de la profonde mutation que subit, depuis plusieurs années déjà, l'ensemble de l'action sociale. Une situation dont les symptômes sont connus : ondes de choc provoquées par la décentralisation et l'instauration du RMI, montée en force de l'insertion et de l'urgence sociale, précarisation de l'aide à domicile, changement des mentalités imposé par le sida, multiplication des dispositifs et des partenaires, place incertaine de la politique de la ville, difficultés budgétaires croissantes, risques de déqualification des professions... Les rapports, études et évaluations n'ont d'ailleurs pas manqué ces dernières années, tant sur l'évolution de l'action sociale que sur la place des professions sociales. Avec, pour n'en citer que deux, les conclusions de la commission « Cohésion sociale et prévention de l'exclusion » du XIe Plan, rendues en 1993 (2) et l'évaluation du dispositif de formation des travailleurs sociaux (3), remis en avril dernier au gouvernement. Sans parler des travaux en cours, en particulier le très important programme de recherche lancé par la MIRE, en partenariat notamment avec la DAS et la CNAF, sur l'observation des emplois et des qualifications des professions de l'intervention sociale. Les résultats définitifs devraient être connus en janvier 1997 (4).
Au demeurant, faute de pouvoir apporter des réponses précises aux multiples interrogations des intervenants sociaux, il apparaît urgent de poser, a minima, quelques points de repères afin de mieux appréhender les principaux enjeux concernant l'avenir de l'action sociale et des métiers sociaux. « Le premier chantier à ouvrir concerne l'Etat. Celui-ci doit en effet refonder un discours normalisateur, coordinateur et légitimant », rappelle, d'emblée, le sociologue Jean-Noël Chopart, observateur attentif de l'action sociale et l'un des responsables du programme de la MIRE sur les qualifications. Lequel pouvait déjà écrire, en juin 1991, que « l'absence d'un message politique fortement, clairement, et durablement énoncé sur le travail social contribue sans doute à une certaine démobilisation des professions sociales » (5).
Or, à l'évidence, l'énoncé d'un message politique clair, si celui-ci a jamais existé, a été brouillé ces dernières années. En particulier par la mise en œuvre de la décentralisation. Laquelle a propulsé sur le devant de la scène de l'action sociale les départements qui ont, en la matière, d'autres attentes et d'autres logiques que celles de l'Etat. De plus, analyse aujourd'hui Jean-Noël Chopart, les travailleurs sociaux tenaient auparavant l'essentiel de leur légitimité d'un mandat étatique. Et, après la décentralisation, la relative autonomie dont ils disposaient et les modalités de leur formation ont été critiquées. En outre, on a cherché à les cantonner dans un rôle d'exécutant des politiques sociales locales.
« Toutefois, on revient de cette tendance devant l'échec du management du travail social dans les collectivités territoriales. Celles-ci commencent à s'apercevoir, quoique encore timidement, qu'il faut accorder un peu d'autonomie à ces groupes professionnels, les laisser s'auto-organiser », observe le chercheur. Un point de vue partagé par Michel Autès, sociologue. « Contrairement à ce qu'ont cru les conseils généraux, on n'améliore pas la performance d'un dispositif en augmentant le contrôle administratif. Le passage obligé, c'est quand même l'autonomie, l'initiative. ». D'ailleurs, les collectivités locales commencent à réclamer des professionnels compétents et non plus des contractuels. « Si l'on veut être positif, cela signifie que les savoir-faire du social se diffusent », constate un autre sociologue, Michel Chauvière. En outre, asphyxiés sous le poids des dépenses sociales, les conseils généraux réclament maintenant à cor et à cri une clarification des rôles et des compétences, en particulier concernant le RMI. Une façon de renvoyer la balle dans le camp de l'Etat ? Il est vrai que certains, au sein des administrations centrales, entendent réaffirmer la prééminence du rôle de l'Etat en matière d'action sociale (ce que revendiquent depuis longtemps les responsables du secteur associatif). « C'est l'aide sociale qui a fait l'objet d'un transfert de compétence de gestion et non l'action sociale. Celle-ci reste l'affaire de tous les partenaires et implique une coordination, une sorte de maîtrise d'ouvrage qui revient à l'Etat », expliquait cet été, Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale. Signe de cette volonté : le 6 octobre dernier, devant le CSTS, il indiquait que le gouvernement entendait faire du développement des pôles sociaux des DDASS l'une de ses priorités dans le cadre de la réforme de l'Etat (2). Il est vrai que les services déconcentrés du ministère chargé des affaires sociales sont les premiers à se plaindre du manque de lisibilité et de la complexité des dispositifs. En outre, comme le rappelle Michel Chauvière, « la pauvreté est une cause nationale. C'est un devoir de l'Etat. On a arraché les pauvres aux congrégations religieuses et aux communes et il faut rester sur cette ligne ».
Michel Chauvière, sociologue au Groupe d'analyse des politiques publiques, revient sur la place des professions éducatives. Morceaux choisis.
L'éducatif. « L'urgence sociale et l'exclusion n'épuisent pas la question de l'éducatif. Autrement dit : pour répondre aux problèmes des individus désinsérés, désaffiliés et aux jeunes en état d'errance, je n'ai pas l'impression que l'on ait trouvé des stratégies qui dépassent l'approche éducative. L'éducatif, qui rejoint d'ailleurs les questions de la prévention et de l'école, demeure fondé, et peut-être plus que jamais. Pour l'éducation prise au sens large, cependant, il y a beaucoup de choses à reconstruire. Si bien que je me demande dans quelle mesure, pour les éducateurs, l'accroche au travail social, qui est fondée, ne doit pas être contrebalancée par une réflexion incontournable sur la question éducative. »
Professionnalisation. « A partir de quand et pour quel type d'intervention doit-on faire nécessairement appel à des professionnels et en assumer les conséquences ? Qui est légitime ? Est-ce l'employeur, notamment associatif, qui investit pour partie le professionnel de son projet social en lui fixant une mission ? Ou bien le travailleur social bénéficie-t-il de plus d'autonomie que ça, sans pour autant devenir un professionnel libéral ? Ces tendances un peu contradictoires sont très présentes, par exemple, dans les institutions de type IME avec, d'une part, la légitimation par les parents qui portent les projets et se décarcassent pour créer des places et, d'autre part, la logique professionnelle, indispensable pour mettre en œuvre ces projets et faire fonctionner les établissements. »
Déprofessionnalisation. « L'équilibre n'est pas atteint entre la tentation de tout déprofessionnaliser - ce que personne ne souhaite - et le modèle de professionnalisation de type service public pour tous que nous connaissions. Nous sommes dans un moment de rupture. On l'a vu avec la prévention spécialisée qui était héritière d'un modèle professionnalisé d'éducateur de rue. Or, dans ce domaine, il y a eu une volonté politique de bascule au début des années 80 avec l'idée que la prévention est l'affaire de tous, tendant à délégitimer l'intervention professionnelle. J'observe cependant un certain recul sur cette question. »
Exclusion. « A propos de l'exclusion, il faudrait déjà analyser à quelle catégorie appartient cette notion : d'où vient-elle ? qu'en fait-on ? que cache-t-elle ? En faisant l'hypothèse que le mot entraîne des effets pervers avec un usage généralisé pour tout dire et ne rien dire. Je reste persuadé qu'un des premiers efforts à faire consiste à déconstruire cette notion pour essayer de faire apparaître des catégories plus pertinentes. »
Cependant, même si l'Etat entend occuper, ou réoccuper, une place centrale de régulation et de coordination, au cœur des dispositifs, la question de la redéfinition de l'action sociale est loin d'être tranchée. « Le déplacement de la question sociale vers les phénomènes majeurs d'exclusion et de désaffiliation transforme les référentiels de l'action sociale, sans toutefois que cela n'ait fait l'objet d'un discours politique cohérent et explicite », notait ainsi la commission du XIe plan. Depuis, malgré l'omniprésence du thème de la fracture sociale chez les politiques, la situation n'a en réalité guère évolué. Et les professionnels et responsables du secteur sont toujours dans l'attente d'un signal fort de la part de l'Etat, à défaut d'un argumentaire véritablement cohérent. Illustration avec le projet de loi-cadre contre l'exclusion, dont les grandes lignes avaient été annoncées à grand bruit en juillet dernier et qui pourrait notamment concerner la formation des travailleurs sociaux. Un texte dont l'élaboration paraît aujourd'hui singulièrement ralentie. A tel point que, même si la loi voit le jour, on doute aujourd'hui que les moyens dégagés soient à la hauteur des ambitions affichées.
Peut-on, néanmoins, définir le champ actuel de l'action sociale ? « Je ne crois pas, répond Jean-Noël Chopart , les cibles de l'action sociale ont considérablement évolué depuis dix ans et les anciens modèles (aide sociale, code de la famille, vieillesse...) sont passablement déconnectés des problèmes sociaux d'aujourd'hui. La seule chose que je pointe, c'est l'homogénéisation progressive d'une sphère de l'insertion. Ce qui ne remet d'ailleurs pas en cause les champs préexistants du handicap ou de l'assistance éducative ». Cependant, ajoute le sociologue, si l'on tient absolument à définir l'action sociale, il est nécessaire de bien différencier les activités sociales menées spontanément par diverses organisations (religieuses, associatives, syndicales...) et l'action sociale proprement dite, prescrite par les institutions. « L'action sociale, c'est un effort d'organisation, de financement et de finalisation qui vise à changer les choses, à aller dans les zones d'ombre. Tout ceci ne se fait pas spontanément. Il faut une volonté, une structure, des ressources », renchérit Michel Chauvière.
Autre problème de définition : la notion de travail social, concept de référence pour de nombreux professionnels, apparaît usée. Elle date en effet d'une époque où l'intervention de l'Etat s'organisait, au travers de la DAS, en direction de populations cibles bien identifiées (handicapés, enfants en danger, personnes âgées...) et sur la base de professions labellisées. « Aujourd'hui, les métiers du social dépassent ce que l'on a l'habitude d'appeler travail social. D'où ma préférence pour le terme : intervention sociale », souligne Jean-Noël Chopart.
Quant à la redéfinition des missions du travail social par les pouvoirs publics, elle est également loin d'être aboutie. Ne serait-ce que dans la mesure où les principaux responsables sont apparemment loin d'avoir tous les mêmes idées sur le sujet. Ainsi certains, à l'image de Xavier Emmanuelli, secrétaire d'Etat à l'action humanitaire d'urgence, appellent les travailleurs sociaux à se recentrer, en priorité, sur l'assistance et l'urgence sociale. D'autres, comme Eric Raoult, ministre délégué à la ville et à l'intégration s'interrogent encore sur la nature du travail social. Le ministre proposant d'organiser « une vaste réflexion sur les métiers du social ». D'autres, enfin, souhaitent que les travailleurs sociaux deviennent, à terme, les acteurs d'un tiers-secteur de l'insertion ou, selon les appellations, de l'économie solidaire. Une certitude émerge cependant du flou ambiant : les concepts de réparation, de réadaptation et d'intervention individualisée, fondements du travail social des Trente glorieuses, sont d'ores et déjà passés au second plan. Les priorités se situent en effet désormais du côté de l'accès aux droits fondamentaux (logement, travail, santé, éducation...) et de la mise en œuvre de multiples dispositifs partenariaux et territorialisés.
Certains secteurs, tel celui du handicap, demeurent toutefois partiellement à l'écart de ce vaste mouvement de transformation de l'action sociale. « Rien ne devrait fondamentalement changer tant qu'on ne touche pas à la loi de 1975. Et je ne vois pas quel gouvernement va prendre le risque de s'y attaquer. C'est de l'ordre du symbole. D'ailleurs, s'il s'agit de renvoyer les handicapés chez eux ou dans les hôpitaux psychiatriques, ça me paraît dangereux », juge à ce propos Michel Chauvière. Les établissements chargés d'accueillir et d'insérer les personnes handicapées n'en sont pas moins, eux aussi, inéluctablement rattrapés par les difficultés de l'époque. Ce qu'illustrent les problèmes financiers que connaissent actuellement de nombreux CAT. D'une façon générale, enfin, force est de constater qu'au-delà des effets de mode, certaines tâches guère spectaculaires accomplies quotidiennement par les travailleurs sociaux demeurent incontournables. « Il faut toujours distribuer de l'argent aux plus pauvres, aider les handicapés à se déplacer, éviter que les hommes battent leurs femmes... D'un certain point de vue, rien ne change. Sauf le modèle organisateur qui nous fait défaut », reconnaît Jean-Noël Chopart.
Olivier Douard, chargé d'étude et de recherche à l'INJEP, explique la position particulière des animateurs sur la palette des professions sociales. « Pour moi, il ne fait aucun doute que les animateurs font partie du travail social. En effet, ils ont été massivement sollicités par les politiques publiques sociales de lutte contre l'exclusion. Notamment parce qu'ils sont formés et compétents en matière d'approche globale. Mais, contrairement aux autres professionnels, ils n'interviennent pas sur le manque, le handicap ou le déficit. Au contraire, ils postulent les compétences et les potentialités de leur public. En revanche, ils sont mal formés à l'entretien et à la relation duelle. Ce sont toutes ces raisons qui expliquent les difficultés de coordination entre eux et les autres professionnels. Cependant, je crois possible d'établir une solution de continuité entre l'intervention sociale individualisée et l'animation collective sur un quartier. Mais ça demande une grande coordination et, ce qui n'est pas toujours évident pour les autres travailleurs sociaux, une grande clarté dans le projet politique. Il est vrai que dans ce domaine, les animateurs ont une véritable culture professionnelle de la proximité au politique et une culture du sens dans sa dimension idéologique. Ce qui s'explique par leurs racines dans le secteur de l'éducation populaire. D'une certaine manière, cette approche rend les animateurs d'autant plus insupportables aux yeux des autres travailleurs sociaux. « Le principal danger que je vois pour l'avenir de l'animation, c'est l'émergence d'un phénomène de déqualification avec la création d'une filière de formations de faible niveau. Le même phénomène s'était déjà produit chez les éducateurs. J'observe également, avec une certaine inquiétude, l'arrivée massive dans les formations de jeunes, et de moins jeunes, qui, connaissant de réelles difficultés d'insertion sociale et professionnelle, cherchent un créneau dans l'animation. C'est tout à fait légitime. Mais il manque à ces gens le passé de militant ou, du moins, l'implication sociale, qui était essentielle, jusque-là, chez les animateurs. « Enfin, je crains que les animateurs ne conservent une place un peu à part parmi les professions sociales. En effet, la situation me semble bloquée du côté des formations initiales. Quand aux actions de terrain en partenariat, ça n'est pas toujours la joie. Car travailler en partenariat suppose, notamment, d'effectuer un travail sur soi et d'abandonner son ethnocentrisme professionnel. Or, les professionnels de l'intervention sociale ont beaucoup de mal à faire cette démarche. Et peut-être encore plus les animateurs que les autres parce qu'ils ont eu l'habitude d'être au centre des processus. C'est dommage pour l'évolution de l'intervention sociale. Peut-être pourrait-on faire avancer les choses grâce à une formation commune au partenariat et à une véritable réflexion sur le sens ? »
Directement lié à la redéfinition des missions, le repositionnement des professions (ou des professionnalités) sociales constitue l'autre et vaste chantier en cours. En effet, l'idée fait doucement son chemin que les découpages actuels en métiers et en corps professionnels ne correspondent plus à grand-chose. Mais sur quels critères engager un éventuel remembrement des professions ? Cette question ne va évidemment pas sans provoquer une certaine crispation chez certains travailleurs sociaux. Lesquels redoutent, à juste titre, une remise en cause de leurs statuts et de leurs qualifications. Un débat d'autant plus complexe qu'il touche au problème de l'évolution du dispositif de formation. D'où peut-être le caractère parcellaire des réponses actuelles.
« Pour l'heure, on n'a pas de catégories de reconstruction du social », constate ainsi Michel Chauvière, expliquant que le service social et le champ de la rééducation (tel qu'il a été construit dans les années 40) sont aujourd'hui obsolètes et que les métiers de la ville constituent un véritable fourre-tout. « Il n'y a pas de raisons de désintégrer le social pour l'intégrer dans des métiers qui associeraient tout à la fois la conception, le social, la régulation... Je ne vois pas les policiers et les architectes dans le même sac que les éducateurs de rue », juge le sociologue, estimant que l'on a pas trouvé de nouveau point d'équilibre entre des professionnalités qui sont en train de se réveiller, une logique sociale incontournable et une logique gestionnaire et financière à la recherche du moindre coût. Aussi lui paraît-il indispensable de recomposer/remembrer les professions sociales, non seulement entre elles, mais aussi par rapport à leur environnement. « Pour ça, je crois nécessaire de réfléchir aux normativités aujourd'hui. Par exemple, dans le domaine de la vie privée (famille, statut des personnes, économie sexuelle), je trouve que les approches actuelles collent trop au droit : enfants maltraités, femmes battues, divorces... Ça n'est pas illégitime mais c'est insuffisant. »
De son côté, Michel Autès exprime, lui aussi, un certain septicisme face à ce que l'on nomme « les nouveaux métiers de la ville ». « Je ne suis pas sûr, analyse-t-il, qu'il existe une coupure entre les anciens professionnels, réputés faire de l'assistance et que l'on dit inopérants et coûteux, et les “nouveaux” professionnels, impliqués dans l'animation des politiques territoriales et la gestion des dispositifs ». Sachant que ces nouveaux techniciens du social sont nés de la complexification croissante des politiques publiques et de l'accumulation des dispositifs, sans qu'il existe une orientation d'ensemble. « Je dis qu'il y a continuité et non concurrence entre ces formes de compétences. Un chef de projet et un travailleur social font en définitive la même chose : ils écoutent, génèrent des relations humaines, ils créent du social, c'est-à-dire qu'ils permettent à des gens d'avoir accès à une vie sociale... bref, ils créent de la citoyenneté. » Malheureusement, note le chercheur, « la différence, c'est que de nombreux travailleurs sociaux se croient inopérants sur la scène publique ».
Quant à Jean-Noël Chopart, il insiste sur la polarisation de l'intervention sociale autour de la thématique de l'insertion sociale et professionnelle. Une analyse qui, selon lui, vaut pour les métiers « généralistes » d'accueil, d'insertion, de développement local. Concrètement, compte tenu de la déconnexion intervenue entre la notion d'intégration sociale et celle de l'emploi, les travailleurs sociaux, quoique peu préparés à cette tâche, seraient ainsi amenés à gérer une sphère d'intervention située à mi-chemin entre la prise en charge classique et le marché. Un champ d'activités qui voisinerait avec le médico-social (notamment autour du handicap) et l'éducatif (en particulier le secteur de l'enfance en danger et de la délinquance). En outre, pour lui, il faut renoncer, du moins en partie, à concevoir les métiers sociaux sur le modèle de l'emploi public. « L'action sociale va se restructurer dans une économie mixte, mélange de marché et de prescriptions étatiques, de subventions et de solvabilisation des ménages. Et on voit bien les tensions qui se profilent :régulation/dérégulation, lucratif/non-lucratif », prévient-il. Avec le risque de la déqualification, l'exemple le plus criant étant actuellement celui de l'aide à domicile. Connaissant une mutation accélérée, celle-ci apparaît, en effet, de plus en plus comme une solution au traitement du chômage. Aux dépens, le plus souvent, des professionnelles et du rôle de médiateur aidant/aidé joué par les services d'employeurs d'aides ménagères. Or, à l'évidence, ce sont des métiers qui réclament des compétences, une formation et un encadrement (3).
Au final, on aboutirait donc à des professions sociales multi-référencées en fonction de la nature de l'activité, du type d'institution, du diplôme et des trajectoires professionnelles. Difficile dans ces conditions, pour les praticiens, de s'y retrouver. Et face à l'éclatement des repères, certains en viennent à douter de la pertinence de l'ensemble que constitue le travail social. Comment relégitimer des métiers éclatés et mal connus du public ? « L'existence d'une déontologie et d'une éthique professionnelle forte peut aider les travailleurs sociaux à fixer le cadre de leur action », indiquait en juin dans les ASH, en réponse à ces inquiétudes, le philosophe Robert Castel (4). Une proposition qui renvoie d'ailleurs à une préoccupation récurrente du secteur (3). Car le travail social n'est évidemment pas seulement inscrit dans une logique de rationalité technique de type problème-moyens-résultats, mais aussi dans une logique se référant à des normes, à des principes de justice sociale. A ce titre, Jean-Noël Chopart estime que les professionnels du social peuvent jouer un rôle d'aiguillon par rapport aux politiques sociales. « Les travailleurs de terrain mesurent très bien la faiblesse de leur impact, tout en constatant les dégâts sociaux. »
Et, observe-t-il, cet engagement éthique devrait prendre de l'importance, surtout dans l'hypothèse de la constitution d'une sphère d'insertion dans laquelle le travailleur social sera également amené à gérer la citoyenneté « que l'élu ne gère plus
ou mal ». En quelque sorte, une sphère « où le débat central portera sur le statut des personnes en termes de citoyenneté, de représentation de soi-même et d'organisation d'un débat public, davantage que sur des mesures techniques de placement ou d'organisation du logement ».
>François Ménard est sociologue à Fors Recherche sociale. Il a participé à l'étude menée l'an passé sur les conseillères ESF (3). « Face aux questions sociales actuelles, comme la précarisation des familles, le sida, ou même le soutien aux personnes âgées en perte d'autonomie, les conseillères ESF apparaissent bien armées pour apporter une réponse. Cela tient à leur savoir très technico-pratique. En effet, qu'il s'agisse d'accompagnement budgétaire, de traitement des impayés de loyer, de gestion de la vie domestique dans des situations de dépendance ou de grande pauvreté, ou bien encore de prévention de la santé... toutes ces réponses de type quasi instrumental, de plus en plus utiles, font parties de leur culture professionnelle. Elles leur permettent aussi d'avoir une approche distancée des situations rencontrées. Ce côté pragmatique les affranchit plus facilement de la souffrance dans laquelle, par exemple, les assistants sociaux se prennent souvent les pieds. Mais cela pourrait changer à l'avenir, car les conseillères ESF font de plus en plus d'individuel... « Leur capacité à s'engager dans des actions collectives est un autre de leurs atouts, pour adapter leurs réponses au paysage social de cette fin de XXe siècle (4). Les conseillères ESF sont en effet formées à la méthodologie de projet, et sont en général très à l'aise avec la formation de publics diversifiés. Ce qui correspondait hier à la transmission d'un savoir traditionnel de “mère de famille” à travers la cuisine et la couture, est donc devenu un outil pédagogique, un support d'insertion pour soutenir des familles en grande précarité. Mais cette aptitude à s'adapter, ainsi que l'éparpillement extrême de la profession, pourraient les rendre vulnérables, en l'absence d'une parole déontologique et de modèles professionnels forts. »
Pourtant, l'absence de parole organisée des travailleurs sociaux demeure un véritable obstacle à l'émergence d'une représentation sociale forte du secteur. Et ceci malgré l'existence, aux côtés des syndicats, d'organisations telles que l'ANAS ou la Concass. « Il n'y a pas de groupes qui fassent suffisamment valoir les problèmes des usagers et les difficultés à se situer des professionnels. », s'exclame Jean-Jacques Deluchey, assistant social et membre du GRAL. « Mais comment se positionner face aux injustices sociales en l'absence de valeurs républicaines fortes sur lesquelles s'appuyer ? », s'interroge, pour sa part, Michel Autès. « Il faut au moins que les travailleurs sociaux soient militants de leur propre profession, qu'ils n'acceptent pas de faire n'importe quoi, avec n'importe qui et n'importe comment », réplique Jean-Noël Chopart. Une position de principe probablement plus facile à énoncer qu'à tenir. Car, sur le terrain, dépourvus de solution durable face à la montée de l'exclusion, bon nombre de travailleurs sociaux sont acculés à l'impuissance, voire à la désespérance. « Et si c'était, questionne, provocateur, Michel Autès, quand il n'y a plus rien que les travailleurs sociaux peuvent enfin faire du travail social en étant créateurs de lien social. »
Laure Lasfargues et Jérôme Vachon
Michel Autès est chargé de recherche au CNRS. Il travaille au CLERSE-IFRESI, notamment sur les politiques sociales, et participe au programme de recherche de la MIRE sur le travail social. « Ces dernières années, ce sont les assistants sociaux départementaux qui ont été les plus touchés dans l'organisation de leur travail. Toutefois d'autres secteurs n'ont pas été épargnés par des transformations, comme le service social d'entreprise, impliqué dans une nouvelle façon de concevoir la gestion des ressources humaines. Mais, lorsque les conseils généraux sont devenus maîtres d'œuvre du social, il y a eu comme une lame de fond avec un recentrage de la polyvalence de secteur sur des missions classiques d'aide sociale, et également un resserrement très fort des fonctions de “vigilance” au niveau des circonscriptions. Les services sociaux départementaux ont eu notamment des comptes à rendre sur les familles qu'ils suivaient. La copie de la décentralisation serait donc à revoir du point de vue du rôle de ces professionnels, car, même s'ils ont la compétence pour modéliser les politiques sociales locales, ils n'ont pas de marge d'initiative. C'est la condition pour que le service social dépasse un réflexe de prudence qui l'amène à dire que sur la scène publique, il ne sait pas opérer. Or, l'expérience montre leur efficacité dans des actions collectives. Les assistants sociaux ont une autre force : ils représentent la profession historiquement la plus constituée. Cependant, dans une situation comme la nôtre, cet atout peut être un handicap. Il y a risque qu'ils se replient sur des certitudes. « De manière plus générale, les assistants sociaux, notamment le service social “traditionnel”, se sont trouvés, comme la plupart des travailleurs sociaux, pris au piège de discours contradictoires : on reconnaît, d'une part, que l'on a besoin d'eux, on leur suggère, dans le même temps, qu'ils doivent changer leurs façons de faire, on les somme de montrer leur efficacité. Les débats autour des réformes du RMI sont de ce point de vue éloquents. Or, si le travail social n'exclut pas d'avoir une méthodologie, l'ingénierie du social n'est pas qu'instrumental ! »
(1) Voir ASH n° 1946 du 27-10-95 n (2) Voir ASH n° 1821 du 26-02-93 n (3) Voir ASH n° 1923 du 21-04-95 n (4) Voir ASH n° 1912 du 2-02-95 n (5) Dans MIRE Info n° 23 de juin 1991.
(2) Voir ASH n° 1944 du 13-10-95.
(3) Voir ASH n° 1916 du 2-03-95.
(4) La CNAF a pris acte, notamment, de la nécessaire évolution du travail social vers le développement social local dans la circulaire signée cette semaine (voir dans ce numéro, Le social en textes).