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ÉDUCATEURS DE JEUNES ENFANTS : MUTATIONS D'UNE PROFESSION

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Professionnels qualifiés, les éducateurs de jeunes enfants sont en butte à un manque de reconnaissance sociale. Cela ne semble pas pour autant annihiler l'esprit d'initiative d'un certain nombre d'entre eux qui se transforment, sur le terrain, en véritables agents de développement local.

En 1973, à la suite d'une redéfinition du métier de « jardinières d'enfants », apparaissent les « éducateurs de jeunes enfants »   (1). Travailleurs sociaux dont la formation est sanctionnée par un diplôme d'Etat décerné par le ministère des Affaires sociales, les éducateurs de jeunes enfants (EJE)  - ou à plus proprement parler : les éducatrices qui constituent près de 97 % des effectifs (2)  - sont des professionnels de la petite enfance chargés de favoriser le développement des 0-6 ans partout où ceux-ci sont momentanément ou définitivement séparés de leur milieu familial (crèches, haltes- garderies, hôpitaux, foyers de l'enfance, etc.). « Ambassadeurs efficaces et compétents du jeune enfant », selon l'expression de Catherine Pons-Lemoniez, présidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (FNEJE) dans son discours inaugural des XIe Universités d'automne (3), les EJE s'interrogent aujourd'hui sur l'évolution de leur secteur d'activité et plus largement sur les mutations de la famille et de la société et les politiques de la petite enfance à même d'y répondre. Bientôt une nouvelle réglementation ?

L'existence de problèmes aigus en matière d'accueil de l'enfance, explique Henry Noguès, professeur à l'université de Nantes, prend un caractère tout à fait paradoxal au moment même où l'enfant est devenu plus rare dans notre société. Avec moins d'enfants - 760 à 770 000 naissances par an contre plus de 850 000 il y a 25 ans - on devrait s'attendre à moins de problèmes pour les accueillir et on aurait même pu penser avoir là une occasion favorable à l'amélioration de leurs conditions d'accueil. Cependant, il n'en a rien été parce que parallèlement à la baisse de la fécondité, on assiste également à une hausse continue de l'activité féminine. Aujourd'hui, deux tiers des mères d'un enfant de moins de six ans exercent une activité professionnelle, ce qui n'est évidemment pas sans incidence sur les besoins des familles et les politiques élaborées pour y répondre.

Sur le plan national, précise Claire Descreux de la direction de l'action sociale, à défaut de la coûteuse « allocation parentale de libre choix » dont la création est reportée sine die, les objectifs de Colette Codaccioni, ministre de la Solidarité entre les générations -dont les congressistes ont vivement déploré l'absence à Nancy - sont de développer les modes d'accueil et de reconnaître en particulier les structures innovantes comme les crèches parentales et associatives qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie. Cette modernisation de la réglementation fait l'objet d'un projet de décret qui sera « très prochainement mis en consultation ». Sachant que telle l'Arlésienne, ce décret « Modes d'accueil » resurgit périodiquement depuis une bonne dizaine d'années, inutile d'ajouter que la Fédération « se tient prête pour la concertation »... Elle souhaite notamment que la nouvelle réglementation fasse une place accrue, dans les structures d'accueil, aux personnels qualifiés et ouvre aux éducateurs de jeunes enfants la possibilité d'accéder à la direction de crèches - une revendication d'autant plus ardemment exprimée par la FNEJE qu'elle vient de voir le Conseil d'Etat rejeter ses requêtes déposées après l'adoption, il y a trois ans, des nouvelles grilles des fonctions publiques territoriale et hospitalière. Lors de la parution du statut des EJE, la Fédération s'était en effet élevée contre la définition de la mission des EJE qui nulle part ne légitime les fonctions de direction ou de responsabilité (à la tête de haltes-garderies ou comme coordonateurs petite enfance sur un territoire donné) que certains éducateurs occupent, de fait, sur le terrain.

Savoir-faire et esprit d'initiative

En dépit du manque de reconnaissance sociale de leur profession, certains EJE n'ont en effet pas attendu qu'on les y invite pour sortir de leurs établissements et prouver le mouvement en marchant : ainsi cette éducatrice d'Ajaccio qui a réussi à se faire détacher de la crèche collective où elle s'étiolait et à imposer sa fonction de coordinatrice de la petite enfance en proposant et en menant avec succès une étude sur les besoins de sa ville en matière d'accueil des jeunes enfants. Ou encore cette autre EJE qui à Tournon, dans la vallée du Rhône, a monté avec une mère de famille une structure associative qui, à l'instar de ce qui existe en milieu rural, remplit à la fois les fonctions de crèche collective, de halte-garderie et de garderie périscolaire. « C'est des gens comme vous qu'il me faut ! », encore étonnée de s'être entendu faire une telle déclaration par l'adjoint aux affaires sociales de Tournon, Anne-Marie Arnaud-Michel a pourtant dû prendre son bâton de pèlerin pour partir à la chasse aux subventions et pouvoir, en septembre 1992, ouvrir enfin sa structure avec du personnel qualifié.

« Les élus ont besoin de nous ». Tel est aussi le message dynamique délivré par Christine Devreese, responsable du service petite enfance de la commune de Saint Pierre du Perray - rattachée à la ville nouvelle de Sénart, dans la région parisienne -, avant de souffler à ses collègues un argument de poids dans les négociations qu'elles peuvent être amenées à avoir avec « leurs » élus : « dites-leur bien que le service petite enfance ne coûte pas cher, c'est même grâce aux contrats-enfance que l'on peut signer avec la caisse d'allocations familiales, le mieux subventionné de tous les services municipaux ! » Des agents de développement social

Se saisissant des opportunités offertes par la décentralisation qui confère aux autorités politiques locales (communes, départements) des compétences accrues dans le domaine de la petite enfance, un certain nombre d'EJE sont ainsi devenus, souligne Daniel Verba dont l'intervention à ces Universités d'automne a été particulièrement appréciée, des « agents de développement social petite enfance ». La profession a évolué, fait-il remarquer : elle n'est plus aujourd'hui constituée uniquement d'accompagnateurs de jeunes enfants, activité de base du métier d'EJE, mais de nouveaux acteurs issus du terrain qui s'impliquent dans la vie locale autrement qu'en simples salariés d'une institution. Plusieurs facteurs ayant profondément affecté le travail social sont à l'origine d'une telle évolution. Il s'agit notamment du délitement progressif de l'Etat-Providence, de la transformation du système politico-administratif qui donne une capacité d'initiative et de contrôle accrue aux collectivités territoriales et également de l'extension et de la territorialisation des procédures de développement et d'insertion économique et sociale - dispositifs DSQ, ZEP, contrats-ville, contrats-enfance, etc. - qui ont en fait renouvelé l'influence de l'Etat sur les collectivités locales. « On a évolué dans les politiques sociales, souligne le sociologue, d'une stratégie qui prenait pour objet des publics calibrés (handicapés, jeunes chômeurs, petits enfants, immigrés, femmes) à une démarche qui s'adresse à des populations en tant qu'elles occupent un territoire. On est ainsi passé des individus à problèmes aux territoires à problèmes. »

Toutes ces mutations ont eu pour conséquence une reconfiguration des missions des travailleurs sociaux, interpellés tant dans leur mode de collaboration avec des partenaires techniquement et culturellement différents, que dans leurs tâches et leurs méthodes de travail. « C'est au début des années 80, explique Daniel Verba, au moment de l'arrivée de la gauche au pouvoir, que l'on peut clairement observer un tournant, à la fois économique et idéologique, qui va avoir pour conséquence de modifier l'approche des structures d'accueil des jeunes enfants. » Surgissent alors des modes d'accueil « alternatifs » comme les crèches parentales ou les haltes-garderies associatives, qui rompent d'une certaine manière avec les politiques antérieures et marquent un désengagement significatif de l'Etat au profit des collectivités territoriales mais aussi de la société civile. Du coup, analyse le sociologue, portés par des opportunités locales, des puéricultrices et des EJE ont pu se saisir des nouvelles prérogatives ouvertes notamment par la décentralisation, et on a vu émerger à leur initiative des projets petite enfance correspondant à leur désir soit de répondre à des besoins locaux, soit de créer leur propre emploi, particulièrement en zone rurale, soit encore de promouvoir l'intervention auprès de jeunes enfants en créant une dynamique partenariale avec des élus, des parents, d'autres travailleurs sociaux, des responsables d'offices d'HLM, etc. Faisant du développement social sans le savoir, ces professionnels sont ainsi devenus des monteurs de projet, à la fois pour acquérir plus d'autonomie dans leur travail et pour valoriser leur métier.

Bien sûr, le parcours du combattant qui consiste à trouver implantation et financements est propice à bien des découragements, et plusieurs éducatrices présentes à Nancy de témoigner de leurs difficultés à faire valoir leur professionnalisme auprès des élus - faut-il vraiment des compétences spéciales pour « torcher les mômes »  ? - et à communiquer avec eux. Mais lorsque les projets aboutissent, ils constituent de réels services de proximité à même d'améliorer notablement la vie des familles, celle des femmes en particulier qui peuvent rompre leur isolement et rencontrer des interlocutrices avec qui partager un moment d'échange, et bien sûr aussi celle des petits enfants qui trouvent là un lieu de socialisation bien conçu et aussi l'opportunité d'échapper à une entrée prématurée à l'école maternelle.

Attention à la déqualification

En contrepoint à cette optimiste analyse, Daniel Verba ne dissimule pas les désavantages de cette évolution pour lui irréversible : le fait que les EJE seront moins présents auprès des enfants, car amenés à prendre des responsabilités pour animer des structures ou des dispositifs et encadrer d'autres professionnels moins qualifiés qu'eux comme les assistantes maternelles et les titulaires d'un CAP petite enfance. Et partant, une prévisible déqualification du secteur, sous prétexte que les métiers de la petite enfance offrent aujourd'hui des opportunités d'emplois de proximité. « Le risque est donc grand, conclut-il, qu'après un effort de reconnaissance des qualités requises pour s'occuper de jeunes enfants, l'on retombe dans les bricolages d'antan. Quand on pense qu'on paie cinq à six fois plus cher l'heure de mécanique auto que l'heure d'accueil d'un jeune enfant, on pressent bien la menace permanente d'un retour à la case départ... » Aux EJE de savoir rester suffisamment proches des enfants et de ne se détacher du terrain que pour transmettre leur professionnalité à d'autres intervenants, les tirant chaque fois que c'est possible vers la formation et donc la qualification.

Caroline Helfter

Notes

(1)  Pour un historique et une analyse de la profession, on se reportera avec profit à l'ouvrage très complet du sociologue Daniel Verba : Le métier d'éducateur de jeunes enfants - Ed. Syros - 130 F.

(2)  Ceux-ci regroupent 10 000 professionnels (estimation de Daniel Verba in Le métier d'éducateur de jeunes enfants).

(3)  Elles se sont tenues à Nancy du 16 au 18 octobre. Secrétariat national de la FNEJE : 60, rue François-Peissel - 69300 Caluire - Tél. 72.27.06.93.

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