On en trouve désormais dans quasiment tous les départements français y compris dans les DOM. On estime que leur nombre ne cesse de croître pour atteindre près de 1 500 en 1995 contre 900 en 1992 (1). Les chantiers école qui œuvrent à l'insertion des exclus sont en plein essor. Un succès révélateur d'un grave dysfonctionnement : tout en demeurant la valeur fondamentale de la société, le travail ne socialise plus l'ensemble de la population. Résultat : les procédures d'insertion par l'économique tels les chantiers école se multiplient. Une évolution qui a donné lieu à la constitution, en octobre 1994, d'un Collectif à l'origine de la première rencontre nationale des acteurs de chantiers école soucieux d'échanger sur leurs pratiques et leurs difficultés communes (2). Un souci d'autant plus pressant que ces expériences se sont développées -favorisées par la création du RMI en décembre 1988 - spontanément en dehors de toutes procédures administratives et de tous réseaux. A l'heure de cette première confrontation, les chantiers école apparaissent comme une réponse à la grande précarité mais souffrent encore d'une insuffisante reconnaissance.
Les chantiers école se décrivent eux-mêmes comme « une initiative qui naît d'une double préoccupation territoriale. Celle de la progression des personnes jeunes et adultes, éloignées conjoncturellement ou structurellement de l'activité économique et celle de l'action concrète, utile au “pays”, au quartier et à leurs habitants ». Une définition affinée par Claude Alphandéry, président du Conseil national de l'insertion par l'activité économique (CNIAE), qui précise : « pour tous ceux qui sont rejetés par le système productif, le parcours d'insertion est long et jalonné de structures très diverses. Le chantier école est en amont de ce parcours ». C'est en effet l'un des signes particuliers des chantiers école : ils s'adressent aux personnes les plus déstructurées constituant une première étape vers un retour à l'emploi. Ils visent selon les termes de Michel Abhervé, auteur d'un ouvrage sur ce thème (3), à faire « renaître l'indispensable dignité ». Un rôle largement rempli puisqu'on estime que plus de 20 000 personnes sont dans ces dispositifs en 1995 contre 16 000 en 1992. La méthode se révèle adaptée au public en grande précarité. Démarche de formation/production, elle permet d'apporter aux personnes une qualification au travers d'un encadrement spécifique sur le chantier et par l'usage des heures de formation théorique prévues dans la formule du contrat emploi-solidarité (CES) qui est généralement utilisée. Elle présente également l'intérêt de mettre en situation de travail, sur un chantier réel (souvent dans le domaine du bâtiment, de l'entretien et des espaces verts), des personnes en difficulté (chômeurs de longue durée et allocataires du RMI) tout en se situant en dehors du marché concurrentiel et des délais courts habituellement pratiqués. Un temps plus long que d'ordinaire est octroyé pour achever le chantier, ce qui favorise la réadaptation au travail. Ainsi, certains de ces projets ont même été créés directement par des structures intermédiaires à l'image du chantier école Prélude créé en 1991 par l'entreprise d'insertion ID'EES à Brest et Quimper (4) : « on s'est rendu compte que les gens en entreprise d'insertion ne devenaient pas opérationnels pour être employés en entreprise classique. C'est pourquoi on a créé un chantier école qui fonctionne comme un sas vers l'entreprise d'insertion. Il y a deux niveaux d'accès à l'emploi : au premier stade, on tente de lever les problèmes psychologiques et sociaux, au second on peut se concentrer sur l'aspect professionnel », explique Yves Le Biman, directeur de Prélude et d'ID'EES.
Une première phase dans un parcours d'insertion. Il s'agit là, avant tout, d'une profession de foi. Certes, la notion de parcours fonctionne quand une association gère deux étapes comme dans le cas de Prélude et d'ID'EES. Certes, des résultats sont concluants notamment à Roubaix où 30 % des personnes passées en chantier école ont finalement signé un CDD ou un CDI en entreprise classique (voir encadré). Mais, déplore Catherine Dorpe, chargée de mission/développement au PRI (Plan roubaisien d'insertion) : « on attend une reconnaissance de l'Etat pour que le chantier école soit réellement situé dans un parcours et s'articule avec les autres dispositifs de formation. La personne qui sort d'un chantier école a trop rarement accès aux formations préqualifiantes de l'Etat ainsi qu'aux formations qualifiantes prises en charge par les conseils régionaux ». De même, l'accès au monde économique traditionnel est loin d'être évident. « L'entreprise classique se sent de moins en moins concernée par les populations en difficulté », constate un chargé de mission dans un PLIE (plan local d'insertion par l'économique). Si bien que pour la majorité des personnes concernées, le chantier école s'assimile davantage à une fin de parcours qu'à un premier sas vers un retour à la normale. Directeur du chantier école Angle 349 (qui s'occupe notamment de l'entretien du canal de Roubaix), Raymond Thiollier le reconnaît : « je ne sais pas si je fais de l'insertion. En tout cas, je fais vivre des gens pendant un temps » (1). Un constat qui amène Claude Alphandéry à appeler de ses vœux « l'inscription des actions dans un développement continu de solidarités locales. La bonne réussite des chantiers école implique de bonnes relations entre l'opérateur du projet et les entreprises (intermédiaires, d'insertion et classiques) ainsi qu'avec les pouvoirs publics (pour l'accès aux formations préqualifiantes et qualifiantes) ». Lourde tâche mais primordiale, l'opérateur doit donc travailler à nouer des partenariats pour dépasser « l'occupationnel » récusé par la charte du chantier école dans son article 2 : « il s'agit de s'engager dans une démarche fondée sur la progression des personnes » (2).
Paradoxalement, le manque de reconnaissance de l'Etat s'accompagne d'une grande exigence de sa part dès qu'il s'agit d'évaluer les résultats des actions. L'Etat est, en effet, partie prenante au montage financier de chaque opération : la DDTEFP (Direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle) rembourse à l'opérateur entre 65 % et 100 %du salaire CES selon la nature du public accueilli et elle intervient parfois dans le financement de la formation complémentaire (dans la limite de 400 heures sur la base d'une aide forfaitaire égale à 22 F de l'heure). Chaque année, le renouvellement de l'aide dépend des résultats de l'année précédente évalués selon le critère du « retour à l'emploi » dans les six mois de la sortie du chantier école. Une évaluation unanimement contestée par les intervenants. « Je voudrais qu'il y ait une reconnaissance par l'administration que nous traversons une mutation de la société et qu'il n'y aura pas de retour au plein emploi. Je voudrais que l'administration cesse de nous demander : “Alors, vous avez créé combien d'emplois ?” », clame Denis Maïer, directeur du chantier école Etudes et Chantiers espace central (3). Un système porteur d'effets pervers : « on a compris qu'il fallait engager des gens sans trop de problèmes sociaux pour avoir des sorties à l'emploi au bout d'un an », avoue la directrice d'un chantier. Contre cette « obligation de résultat », le Collectif plaide pour une « mesure de la progression des personnes » qui prendrait en compte des éléments tels que l'autonomie, le comportement, la tenue, le logement ou encore la ponctualité.
Au détour de la zone du Pile, un vieux quartier de Roubaix fait de ces traditionnelles maisons ouvrières de briques rouges, des jeunes gens en combinaisons « spatiales » blanches manœuvrent des lances à haute pression. C'est un chantier école de l'association APEQR qui a pour objectif l'effacement des graffitis à caractère injurieux ou racial. Cette « brigade antitags » créée en juin 1994 emploie quatre personnes en CES et un encadrant. Depuis sa création en juin 1992, l'APEQR qui gère deux autres chantiers école (un plan Propreté Insertion et une action Agents d'ambiance) affiche des résultats satisfaisants : « en 1994, nous avons eu 29 “sorties à l'emploi” en CDD d'au moins six mois sur un effectif de 90 personnes », commente la directrice d'APEQR, Zohra Zarouri. A Roubaix, qui compte 30 % de taux de chômage (12 000 personnes inscrites à l'ANPE sur 95 000 habitants), le chantier école est devenu le passage obligé de l'insertion, considéré par la mairie comme le meilleur outil de lutte contre la grande exclusion. Le Plan roubaisien d'insertion (PRI) participe au montage financier de ces projets : en 1995, sur les 800 postes d'insertion soutenus par le PRI, 450 sont des emplois de ce type. La ville compte six associations (APEQR, CAL-PACT, AME, Angle 349, Centre social de l'Alma, Gephimi) (5) opératrices, en 1995, de 15 chantiers école.
En toile de fonds de ces revendications, c'est une meilleure compréhension et un plus grand respect de leur rôle auxquels les chantiers école aspirent. « Est-ce qu'on ne pourrait pas davantage valoriser l'action de ceux qui sont des têtes chercheuses de nouveaux besoins sociaux, de besoins collectifs », interroge Michel Abhervé ? Effectivement, c'est l'une des originalités de ces chantiers, les promoteurs de projets, en majorité associatifs, ne répondent pas à des appels d'offres des collectivités locales - comme le font les entreprises d'insertion - mais dénichent des travaux d'utilité collective (réhabilitation du patrimoine architectural, rénovation de bâtiments, réouverture de sentiers de randonnées, nettoyage des berges des rivières...). Et, ce faisant, ils fonctionnent comme des révélateurs de gisements potentiels d'emplois. C'est pourquoi, au moment où ils ont le vent en poupe, la question de la valeur accordée par la société aux travaux d'intérêt général se pose. « Il faut être vigilant pour que les collectivités locales ne se déchargent pas à moindre coût de travaux qu'elles pourraient mener et payer en salaires normaux », estime l'architecte Luc Baillet, qui aimerait lancer un chantier école pour la rénovation de la villa Cavrois réalisée par Robert Mallet-Stevens en 1932 et aujourd'hui à l'abandon (6). Une recommandation entendue, en tout cas, par le directeur général des services techniques de la mairie de Roubaix, Philippe Delahaye, qui l'admet : « il ne faut pas exploiter la misère. C'est facile de sous-payer des personnes en difficulté. Il faut donner une éthique à l'insertion. Avant de favoriser la multiplication des chantiers école, il faut d'abord cadrer ».
Pas de véritable cadre en perspective pour ces associations qui préfèrent la déontologie à la réglementation. Si ce n'est des mesures destinées à simplifier les montages financiers actuellement extraordinairement complexes. Elles devraient figurer dans le projet de loi-cadre contre l'exclusion.
Emmanuelle Heidsieck
(1) Voir ASH n°1858 du 17-12-93.
(2) Rencontre organisée à Roubaix les 5,6 et 7 octobre 1995 par l'APARNACE (Association pour la préparation et l'animation de la première rencontre nationale des acteurs du chantier école) : 90, rue Saint-Jean - 59100 Roubaix - Tél. 20.73.34.44.
(3) Chantier Ecole, Etat des lieux - Rapport de Michel Abhervé - Publié en octobre 1993 - Diffuseur : Recife - Tél. 69.36.26.88 - 50 F.
(4) Prélude/ID'EES - Yves Le Biman - Tél. 98.41.49.39.
(5) Leurs coordonnées sont disponibles au PRI : Tél. 20.73.34.44.
(6) LucBaillet - Tél. 20.31.86.56.