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LA PROTECTION DES MAJEURS DANS LE JEU DE L'ACTION SOCIALE

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Les mesures de protection des majeurs touchent une population de plus en plus fragilisée socialement. A l'étroit dans leurs contraintes de travail, les délégués à la tutelle s'interrogent sur leurs fonctions.

Le délégué à la tutelle n'est pas un homme-orchestre », affirmait Henri Noguès lors d'une journée d'étude à l'IRTS de Bretagne (1). L'image ponctuait une série de réflexions sur la protection des majeurs, issue d'une recherche lancée par le Commissariat général du Plan à la fin des années 80. Avec cette définition par la négative, l'économiste a soulevé, en miroir, une question devenue brûlante : quel est aujourd'hui le champ d'action du professionnel exerçant les mandats judiciaires de protection ? Plus précisément, jusqu'où le délégué à la tutelle aux majeurs doit-il aller dans son travail d'accompagnement ?

La question couve de longue date. Elle plonge ses racines dans la loi qui a institué les mesures de protection (tutelle, curatelle, sauvegarde de justice) le 3 janvier 1968 - un texte qui laisse dans le flou, à côté de la tutelle aux biens, la notion de tutelle à la personne, ouvrant la porte aux interprétations et aux polémiques. Or, comme le rappelle l'ouvrage tiré de la recherche (2), « selon les déclarations unanimes des juges eux-mêmes, il n'est guère de majeur placé sous protection dont la situation ne justifie un suivi social en complément de la protection de ses biens ». Reste qu'aucune règle ne définit ni le contenu ni le financement de ce suivi.

Le poids des problèmes sociaux

Depuis quelques années, la question s'est exacerbée avec l'explosion du nombre de mesures orientées par les juges vers les services de tutelle. Laquelle se traduit, à la fois, par une montée en charge, liée aux restructurations et aux contraintes budgétaires, des mandats confiés à chaque délégué, et par une hausse, dans la population protégée, des situations de pauvreté et de précarité. Autrement dit, le poids des problèmes sociaux augmente alors que le temps consacré en moyenne à chaque dossier diminue. Au détriment de ce fameux suivi social dont les contours n'ont, par ailleurs, jamais été explicitement tracés.

Le système de financement de la prestation globale, qui rémunère sans prise en compte de son coût de production, pour reprendre l'analyse d'Henri Noguès, génère en partie la confusion (3). Non seulement il ne se réfère pas aux besoins du majeur, mais le forfait instauré depuis la décentralisation est « notoirement insuffisant », déplore pour sa part Michel Bauer, directeur général de l'UDAF du Finistère (voir encadré au verso). Sans compter les effets pervers... Ainsi, la tutelle aux prestations sociales adultes (loi du 18 octobre 1966)  - qui implique clairement, elle, une mission d'éducation et de réadaptation sociale -vient-elle parfois « doubler » une mesure de protection pour élargir la marge de manœuvre financière trop étroite du service. Une « pratique regrettable »   (4) qui crée une ambiguïté dans le mandat, notamment lorsque les deux mesures incombent au même délégué.

Le judiciaire au secours du social ?

Suffirait-il alors de repenser le financement pour améliorer les conditions de travail sur le terrain ? La ques- tion de la finalité des interventions ne s'en poserait pas moins. « A trop vouloir étendre leur action vers l'accompagnement social, les services de tutelle risquent de se voir utilisés pour tous les cas un peu lourds, ce qui n'est pas forcément pertinent », prévient Henri Noguès. De plus en plus, les mesures de protection arrivent « en bout de course », dans des situations détériorées, signant bien souvent l'échec, la carence ou le désengagement des autres acteurs. Jusqu'où, et à quel prix, le judiciaire doit-il prendre le relais - masquer les disfonctionnements ? - du social ? Le débat est loin d'être clos.

« La plupart des délégués sont des travailleurs sociaux, poursuit l'économiste. Je comprends qu'ils soient tentés de sortir de leur mandat, mais je ne plaide pas pour qu'ils le fassent. » Mieux vaut, selon lui, jouer la carte du partenariat. Une option tout aussi coûteuse en temps, et sans doute moins sécurisante pour le majeur, mais qui a le mérite, à défaut d'induire des économies, de parer aux dérives. A cette réserve près que la place du dispositif de protection des majeurs au sein des autres dispositifs- santé mentale, RMI, loi Besson notamment - reste aujourd'hui à clarifier. D'ailleurs, le Groupe d'étude des services de tutelles de l'Ouest (GESTO)   (5) intensifie cette année sa réflexion sur le sujet.

De quel dispositif relève l'accompagnement social du majeur ? Et de quel accompagnement social parle-t-on ? La journée d'étude à l'IRTS de Bretagne n'a cessé, à travers les débats proposés, de renvoyer à cette question centrale. « Les mesures de protection peuvent-elles répondre à la précarité et à la pauvreté ? », se demandait-on dans un atelier. Elles permettent surtout de gérer la misère, a-t-on entendu en écho. Voire de la cautionner, en démontrant « qu'on peut vivre avec un RMI ». Et l'intervention ne semble plus avoir d'autre fin, même si elle facilite l'accès aux droits tout en produisant de la sécurité.

DES PROFESSIONNELS MAL CONNUS

Les délégués à la tutelle professionnels qui exercent les mesures de protection des majeurs sont en grande majorité des travailleurs sociaux (assistants sociaux, éducateurs, conseillers en ESF), plus rarement, mais de plus en plus, des juristes. Ils travaillent dans des services tutélaires gérés par des DDASS, des UDAF ou des associations. Leur formation complémentaire (300 heures en deux unités de formation), qui n'est pas obligatoire, est définie par l'arrêté du 28 octobre 1988. Elle est dispensée dans des centres agréés par le préfet de région. Combien sont-ils ? Quelles sont, en proportion, leurs formations d'origine ? Comment se répartissent-ils dans les services ? Combien de mandats exercent-ils en moyenne ? Quels sont les profils d'emploi ? Autant de questions qui restent, pour l'heure, sans réponse. La direction de l'action sociale s'interroge néanmoins sur ce groupe professionnel (secteurs enfants et adultes confondus). Elle annonce, sans préciser davantage, l'engagement de travaux d'étude sur le sujet.

Un enjeu important

« Les mesures de protection ouvrent-elles des portes pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées ou en grande difficulté ? », s'interrogeait-on ailleurs. De toute façon, sur le terrain, le temps manque pour agir dans ce domaine, devait-on constater. En réalité, le délégué à la tutelle jouerait surtout, et peut-être d'abord, un rôle de caution morale. Pour la signature d'un bail, d'un contrat RMI, d'une sortie d'hôpital psychiatrique... Dans cette hypothèse, commente Henri Noguès, on assiste à « une instrumentalisation de la mesure qui s'écarte de l'intention du législateur ».

Faut-il réformer la loi de 1968 ? Ou bien réajuster son application ? Derrière le casse-tête du suivi social se profile un enjeu important. La loi n'a pas inclus l'action sociale dans la protection du majeur. Pas étonnant, donc, qu'elle ne soit pas financée. Mais les DDASS, après la parution du décret d'application en 1974, ont confié les mesures à des services sociaux. Ce qui explique que ceux-ci aient débordé de la gestion du patrimoine. L'évolution des politiques sociales et la mon- tée de l'exclusion n'ont fait que révéler ce paradoxe. Il se traduit aujourd'hui dans les services par un malaise grandissant. Lequel viendra sans doute alimenter, en agitant le spectre du contrôle rapproché de la pauvreté, le nécessaire débat, récemment évoqué dans nos colonnes (6), sur la redéfinition de l'action sociale.

Pascale Aeby

POINT DE VUE

Michel Bauer est directeur général de l'UDAF du Finistère qui gère 2 500 mesures de tutelle, dont 1 800 mesures de protection des majeurs. Il est auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages. Il coanime le Centre d'évaluation et de recherche en politiques sociales (un service de l'UDAF) qui a mené un travail d'évaluation sur les mesures de tutelle. ASH : Comment définissez-vous le délégué à la tutelle ? L'usage indifférencié du mot “tutelle” crée d'emblée une confusion regrettable. On amalgame sous le même terme la tutelle aux prestations sociales et la tutelle au majeur protégé. Autrement dit, des familles en difficulté et des personnes dont l'altération des facultés mentales entraîne une mesure d'assistance provisoire (sauvegarde de justice), d'assistance (curatelle) ou de représentation (tutelle). Cela dit, le délégué est un véritable assistant social, juridique, économique et administratif. On ne peut pas exercer une mesure de protection sans prendre en compte l'ensemble des problèmes des gens. Et dans un grand nombre de cas, ils cumulent les problèmes. Le délégué serait-il un super professsionnel multicompétent ? Non, ce délégué-là n'existe pas. Mais on peut rassembler des compétences complémentaires dans une équipe. Bien sûr, la mesure reste exercée individuellement parce qu'elle est confiée physiquement à quelqu'un, mais le traitement des problèmes ne repose plus sur le seul et unique délégué. A l'UDAF du Finistère, nous avons embauché six juristes. La dynamique d'équipe permet de mieux supporter la charge anormale de mesures qui pèse aujourd'hui sur le délégué. Cette charge est liée à l'absence de financement de l'accompagnement social, alors que les situations qui le nécessitent vont croissant. Depuis cinq ou six ans, on voit apparaître, à côté des majeurs protégés dont les facultés sont altérées en raison de l'âge, de la maladie ou du handicap, une nouvelle catégorie : ceux qui sont à la marge, avec des comportements asociaux, des troubles psychiatriques, de l'alcoolisme... Pensez-vous que la réponse judiciaire soit adaptée au problème social ? Les effets de la pratique montrent que ces mesures sont positives. Elles aident des tas de gens à être moyennement stabilisés dans l'existence, à conserver un minimum de dignité malgré tous leurs problèmes. Je ne pense pas qu'on aurait pu les aider contractuellement. Il y a parfois des contraintes nécessaires. La loi de 1968 permet de contraindre là où il faut, sur des choses fondamentales pour la survie de l'individu, et d'assouplir dès que des potentialités se révè- lent chez la personne. Dans ce sens-là, elle me paraît tout à fait intéressante. Il n'empêche que les professionnels, sur le terrain, s'épuisent... Bien sûr, il convient d'interpeller nos responsables sur les difficultés de notre secteur. On ne peut pas continuer à déverser des situations dans les services en méconnaissant l'action des professionnels. Mais, au fond, je reste optimiste pour les délégués à la tutelle, qui sont les seuls à détenir aujourd'hui cette capacité à mettre en place d'une manière pluridisciplinaire l'assistance économique, juridique et sociale. Il faut qu'ils le fassent savoir. Propos recueillis par P.A.

Notes

(1)   « Les mutations sociales et leurs incidences sur le métier de délégué à la tutelle », journée d'étude organisée le 25 septembre par l'Institut régional de travail social de Bretagne : 2, avenue de Bois-Labbé - 35016 Rennes cedex - Tél. 99.59.41.41.

(2)  La recherche lancée par le Commissariat général du Plan, menée par le Centre d'économie des besoins sociaux (faculté des sciences économiques de Nantes), a fait l'objet d'une épaisse publication, signée par Gérard Brovelli et Henri Noguès : La tutelle au majeur protégé : la loi de 68 et sa mise en œuvre - Ed. L'Harmattan - Janvier 1994 - 270 F.

(3)  Les tutelles exercées par un service pour le compte de l'Etat sont rémunérées selon un forfait mois/tutelle fixé annuellement par décret (633 F en 1995). Une partie de cette somme est prélevée sur les revenus du majeur en fonction de ses ressources.

(4)  Selon les termes empruntés à l'ouvrage de Thierry Fossier et Michel Bauer : Les tutelles : protection sociale et protection juridique des enfants et des adultes - Ed. ESF - Avril 1994 - 170 F.

(5)  Délégué général du GESTO : Bernard Leguen, directeur de l'APASE : 49, rue Adolphe-Guérin - 35044 Rennes cedex - Tél. 99.87.65.50.

(6)  Voir ASH n° 1940 du 15-09-95.

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