Il a toutes les fonctions, il peut prendre tous les sens, sa forme évolue : comment l'argent sert-il ou dessert-il le travail éducatif en particulier auprès des jeunes dans des temps où certains doivent s'accommoder de rien, d'autres de bien plus, avec ou sans emploi à la clé ? Argent absent, argent non géré, volé ou envolé, argent facile ou difficile, dû, donné ou échangé, élément de contrôle, voire de contrainte. A quel outil éducatif les professionnels ont-ils à faire ? Comment limiter la puissance de l'éducateur en évitant de faire de l'éduqué un endetté ? Autant de questions posées par Alain Lerussi, directeur de l'Association pour la réadaptation sociale (ARS), en ouvrant à Marseille deux journées sur ce thème (1).
« L'argent est une irremplaçable occasion de travail éducatif pour permettre au sujet de fonctionner progressivement sur le principe de plaisir et de réalité », constate Claude Miollan, professeur de psychologie clinique à l'université de Nice, à l'issue d'une recherche-action menée avec des travailleurs sociaux à Marseille et codirigée par Benjamin Jacobi, maître de conférences de psychologie clinique à l'université de Provence (2). Une évidence qui mérite d'être rappelée car les stratégies d'évitement de l'argent menées dans certaines institutions pourraient bel et bien masquer « le renoncement partiel à s'engager dans une relation à médiation symbolique », sans risquer de se salir les mains ou d'être tenu par une forme de contrat qui dénaturerait l'acte éducatif.
Or, l'argent est l'un des éléments fondateur de notre système social, il circule dans le système éducatif comme ailleurs. Et s'il semble, en apparence, confiné à une valeur d'usage chez beaucoup de jeunes qui sollicitent, voire harcèlent, l'éducateur au quotidien, il est aussi une quête affective, une marque d'espoir, une revendication de liens. De parenté, par exemple, lorsque certains parents « volent » aux enfants les vêtements achetés par l'institution, tentant ainsi de se réapproprier « l'enfant enlevé ». Parents en dette. Jeunes en dette vis-à-vis d'un corps social qui paye pour les aider à se sortir de situations douloureuses et précaires alors même qu'il en génère. Educateurs eux-mêmes porteurs du poids d'une dette. Peut-on d'ailleurs entreprendre de l'effacer ou simplement la reconnaître ?
La dette n'est pas forcément le contre-point du don, si le contre-don est présent dans la relation. C'est l'une des questions posées aujourd'hui par le « j'ai droit à », ou « la societé me doit » : le contre-don n'est souvent plus possible pour le jeune ou l'adulte en difficulté. L'époque révolutionnaire institua la dette sacrée du secours porté à l'individu démuni, parce qu'en contrepartie l'individu fournissait un labeur. Aujourd'hui, la démonstration ne vaut plus, sauf à poser la question du sens de l'affiliation sociale et de la citoyenneté. Dans l'échange marchand, ce qui est visé c'est l'objet échangé, alors que dans le don, les parties se servent de l'objet pour atteindre le lien. Or, si l'argent continue de traverser le lien social, il est devenu sujet de la relation sociale. D'où la difficulté pour les éducateurs de se positionner par rapport à une compétence technique, des gestes professionnels et un système de valeurs brouillé. La recherche-action montre que la valeur de l'argent est en effet bien subjective : quelle est celle de l'intervention éducative face à l'argent obtenu par le « deal » ou la prostitution de jeunes qui obtiennent en quelques heures ou en quelques jours ce que le professionnel met un mois à gagner ?
Sans doute, l'argent donné par l'éducateur dans une institution a-t-il pourtant une fonction forte d'échange de sujet à sujet à partir de laquelle il peut travailler ainsi que le montrent les témoignages présentés dans les encadrés. Néanmoins des professionnels s'interrogent sur cette capacité d'échange à travers certaines pratiques ambiguës, voire paradoxales. Exemple :l'ergothérapie en institution. L'éducateur devient « employeur » des jeunes à qui sont confiés de menus travaux à visée thérapeutique, les tarifs pratiqués sont plus bas que la norme, le « contrat de travail » n'existe pas. Compte tenu de la situation sociale et économique, on devine le risque de dérapage pour ces jeunes repliés dans l'institution...
Parmi les pistes de réflexion encore soulevées par Claude Miollan et Benjamin Jacobi : l'argent, signe de professionnalisation. « Le fait de professionnaliser “l'élevage” des enfants semble entraîner la disparition d'activités simples et peu onéreuses. Or, l'efficacité de l'intervention éducative étant difficile à évaluer, l'argent dépensé pour faire ou faire faire des activités apparaît comme un critère quantitatif de mesure de l'activité éducative... Dire que l'on a dépensé de l'argent, c'est dire que l'on a travaillé. »
Dominique Lallemand
« En AEMO, nous sommes continuellement confrontés à la façon dont nous manipulons l'argent, explique Denise Meurgey, éducatrice spécialisée au service d'AEMO de l'ARS (Marseille) qui accueille notamment des jeunes de 14 à 23 ans très marginalisés (3). A l'ARS, on l'utilise dans un premier temps comme un étayage nourricier, il nous met dans une position de substitut parental dont il faut nous dégager ainsi que le jeune. Il n'est pas donné mais échangé dans le cadre d'un contrat éducatif (formation, apprentissage, respect de certaines règles) dont le non-respect amène la rupture. L'argent est aussi réglementé. Le montant de l'aide financière est défini à l'avance et remis à date fixe par un éducateur-référent qui peut demander des comptes au jeune. En cas de problème de drogue ou d'alcool, on lui remettra des tickets alimentaires. Nous évoquons avec le jeune la provenance de l'argent qu'il reçoit (de l'ARS ou d'une administration de tutelle) pour lui faire comprendre qu'il ne sort pas de la poche de l'éducateur ! Mais il est vrai que la relation éducative est complexe lorsque le don est géré... elle devient plus mature entre l'éduquant et l'éduqué lorsque le jeune commence à gagner son propre argent...»
« Pour les jeunes, l'argent de poche est devenu un dû, explique Judith Weber, monitrice-éducatrice au foyer départemental de l'enfance de Châlons-sur-Saône (4) . On n'est pas toujours à l'aise par rapport à l'argent. On se demande si on peut l'utiliser comme sanction... Cela dépend beaucoup de la perception des éducateurs mais aussi du projet pédagogique de l'établissement. De plus, comme nous travaillons dans un établissement public, les contraintes administratives sont assez lourdes. Entre l'intendance et l'équipe pédagogique il y a parfois des conflits sur la gestion de l'argent, notamment sous la forme de bons. Moi, je préfère travailler avec de l'argent liquide pour matérialiser l'acte, mais ce n'est pas forcément possible pour l'administration. Nous devons faire face à des contradictions telles que l'argent de vêture :même si le jeune n'a pas besoin de vêtements, il a tout de même droit à ses 333 F par mois dont il nous faut contrôler l'utilisation à cette fin. »
Monique Daniele, éducatrice de jeunes enfants et éducatrice spécialisée, est assistante socio-éducative, responsable d'une structure d'accueil du foyer départemental de l'enfance des Bouches-du-Rhône (5). ASH : Est-ce que l'argent, ça s'apprend ? Oui. C'est une part importante de l'éducation... Les enfants se fabriquent eux-mêmes des valeurs en nous écoutant parler... C'est notre rapport personnel à l'argent qui va faire qu'on tende à l'utiliser en le dilapidant ou l'en économisant ; comme mode d'échange, il est manipulé différemment selon les rapports au sein de la famille... Il faut en parler parce qu'il est devenu abstrait, il est magique pour les jeunes. Tout leur semble accessible... Il n'est plus comme avant le fruit du labeur... » Parce que je suis placé, disent les jeunes, j'ai droit à ... « T'as qu'à faire un bon », répondait Mélissa, 6 ans, à l'éducatrice qui lui refusait une sucette lors d'une promenade, au motif qu'elle n'avait pas d'argent. Dans notre foyer, nous avons supprimé les avances d'argent de poche distribué par la DISS (6). S'ils ont tout dépensé, ils doivent attendre le mois suivant. Mais en même temps, on s'interroge sur cette somme allouée aux enfants dès leur plus jeune âge car, bien souvent, de retour dans leur famille, ils n'en ont pas autant. L'effet est pervers : l'administration se substitue aux parents, s'approprie l'enfant et pervertit l'acte éducatif... Que répondre à cette mère qui achète une game boy à son fils mais ne peut venir le voir car elle n'a plus d'argent pour prendre le bus ? Que dire à ces jeunes pour lesquels la reconnaissance de leurs pairs passe par l'achat d'une paire de baskets Nike ?... L'adulte, grâce à son salaire, s'inscrit dans un système de circulation financier et social. A travers le harcèlement de l'adolescent qui revendique un droit à l'argent de poche, ce n'est pas tant l'argent lui-même qu'il demande mais de l'attention, de l'amour... ASH : Comment un éducateur peut-il aider l'enfant dans son rapport à l'argent ? Dans nos institutions, l'argent-sanction ou l'argent-gratification est souvent utilisé comme moyen de pression. Or pourquoi le jeune aurait-il un régime différent lorsqu'il est placé ? La règle doit être la même pour tout le monde. Je crois qu'à l'égard des petits, on peut éduquer par le jeu ; à l'égard des plus grands, leur apprendre à discuter du rapport qualité-prix, à planifier, à gérer un budget grâce à l'argent de poche ; en épargnant, ils peuvent apprendre la frustration, à réfléchir à un plaisir différé qui établit une autre relation et une responsabilité. Même si le travail manque, il faut le restaurer comme valeur fondamentale... L'argent doit permettre de donner au jeune des repères sur le fonctionnement social et la compréhension de ce à quoi il participe... C'est à nous d'être vigilants.
(1) Organisées par l'ARS : 50 rue du Dragon - 13006 Marseille - Tél. 91.37.57.07 et le foyer de l'Enfance : 29, rue du Rouet - 13006 Marseille - Tél. 91.25.65.04.
(2) Recherche-action sur « l'argent dans la relation éducative ». Disponible auprès de ces établissements ainsi que les actes du colloque.
(3) Le Cascarelet : 10, rue Grignan - 13006 Marseille - Tél. 91.54.38.18.
(4) Foyer de l'enfance - La Sapinière : 71880 Chatenoy-le-Royal - Tél. 85.87.91.92.
(5) Foyer Périer : 73, bd Périer - 13008 Marseille - Tél. 91.81.24.26.
(6) Les montants des allocations d'habillement et d'argent de poche font partie des prestations d'aide sociale à l'enfance. Ils varient selon les départements. A titre d'exemple, dans les Bouches-du-Rhône : argent de poche : de 130 à 320 F/mois selon l'âge entre 9 et 21 ans, habillement : entre 6 et 21 ans de 250 à 390 F ; dans la Marne : argent de poche 247 F, habillement 333 F/mois (plus de 18 ans).