Quatre-vingt pour cent des demandeurs d'emploi handicapés ont une qualification de niveau V (CAP-BEP) ou inférieure alors que les emplois offerts par les grandes entreprises requièrent des formations de niveau bac + 2 au minimum. C'est sur la base de ce constat d'inadéquation et de l'expérience de quelques grands groupes en matière d'insertion des handicapés (Total, Elf, IBM et Rhône-Poulenc) qu'est née en 1992 l'association Tremplin (1), financée par l'Agefiph (2) dans le cadre d'une convention renouvelée pour trois ans en février 1995 (3). Son ambition : créer un espace expérimental où se retrouveraient d'autres grandes entreprises du même périmètre géographique, confrontées aux mêmes difficultés et désireuses d'agir en amont de l'insertion. Grâce aux 16 entreprises (4) qui ont aujourd'hui rejoint Tremplin et à leur volonté de travailler ensemble, une action qualitative expérimentale a pu être lancée.
Il s'agit tout d'abord de générer une dynamique favorable à l'insertion d'étudiants handicapés et de permettre aux entreprises adhérentes, dans le cadre de réunions régulières, de confronter leurs expériences, d'échanger sur les difficultés qu'elles rencontrent. En dépit des efforts d'information et de sensibilisation déployés, les résistances à l'embauche de handicapés augmentent en effet avec la qualification et le niveau de responsabilité du poste. Or, « pour bousculer ces résistances et combattre les préjugés, rien ne vaut une insertion réussie, explique Colette Barrot, présidente de Tremplin, nous manquons de candidats répondant à nos besoins et nous n'avons pas assez de possibilités de choix ».
Tremplin mène en outre une action auprès des jeunes étudiants handicapés à qui sont proposés des périodes de stages, dès le début de leurs études, ou des contrats de formation en alternance assortis, dans les deux cas, d'un suivi personnalisé. D'ici à la fin 1997, 60 jeunes devraient ainsi bénéficier de stages et 30 autres de contrats de qualification dans des métiers transversaux (comptabilité, secrétariat, gestion) susceptibles d'offrir des débouchés dans les entreprises de Tremplin. En proposant ainsi à ces dernières des dispositifs à durée déterminée, qui ne les engagent pas « à vie », l'association espère que les réticences s'estomperont, et que « les fiançailles réussies déboucheront tout naturellement sur d'heureux mariages ».
Quant aux jeunes, ces premiers pas dans le monde du travail sont là pour leur permettre de concevoir un projet professionnel cohérent. Il est en effet frappant de voir « combien ces jeunes méconnaissent l'entreprise et ce qui leur sera demandé dans le métier qu'ils veulent exercer », souligne Colette Barrot. « Certains font leur choix sans aucune confrontation avec la réalité professionnelle et sans avoir pu mesurer les contraintes auxquelles ils devront faire face », ajoute-t-elle. Et de citer l'exemple de ce jeune très handicapé sur le plan moteur et souffrant de troubles importants de l'élocution qui, muni d'un DEA de communication, postule pour un poste de relations publiques.
Pour tenter de limiter ces erreurs d'orientation ou de rectifier le tir quand il en est encore temps et éviter ainsi des désillusions toujours douloureuses, Tremplin est en contact avec les relais handicap de deux universités, Nanterre et Jussieu, où sont régulièrement organisées des réunions d'information. L'essentiel de la tâche de l'association réside d'ailleurs dans le travail de sensibilisation qu'elle effectue pour rapprocher les jeunes des entreprises. Et elle entend surtout ne pas apparaître comme un bureau de placement ou un « pourvoyeur de stages ».
Mais le nombre d'étudiants présents à ces réunions est faible (une trentaine), alors que l'on évalue à au moins 3 000 le nombre de jeunes handicapés identifiés comme tels dans les universités. « Quand ils peuvent se passer d'une aide allant au-delà de la solida- rité étudiante, ils n'ont qu'une idée, c'est de se fondre dans la foule et oublier, si faire se peut, leur handicap », explique Colette Barrot. En conséquence, ceux qui viennent à ces réunions sont, dans 70 % des cas, les plus lourdement handicapés et dépendants.
Le phénomène est encore plus accentué dans les grandes écoles qui constituent traditionnellement un vivier de recrutement privilégié par les grandes entreprises : les jeunes handicapés se comptent sur les doigts d'une main. Il n'y a pas officiellement de « sélection particulière » à l'entrée d'HEC, de Centrale ou des Mines qui en interdise l'accès à de jeunes diplômés handicapés, mais les refus peuvent être plus ou moins déguisés. A lui seul, le rythme de travail très lourd des classes préparatoires constitue un handicap supplémentaire pour ces jeunes dont les capacités n'en demeurent pas moins réelles. Catherine Bochet, responsable de l'insertion chez Total, regrette ainsi de ne pouvoir répondre aux besoins d'embauche lorsqu'ils se présentent, faute d'un vivier de candidats dans ces écoles où un aménagement des cursus sur une durée plus longue suffirait peut-être. Tremplin réfléchit par ailleurs à une sensibilisation à mener plus en amont, dans les lycées, pour inciter les élèves handicapés à poursuivre leurs études et à entrer dans ces grandes écoles.
Pas question en effet de prôner le développement de formations spécifiques, au risque de trop creuser le fossé entre jeunes étudiants, handicapés ou non. Les formations en alternance mises en œuvre pour les jeunes recrutés par les entreprises de Tremplin sont d'ailleurs constituées de groupes mixtes, même s'il est parfois nécessaire de prévoir des aménagements de postes.
L'un des messages forts de ces entreprises est celui de la valorisation des compétences : à compétences égales, il est absurde d'éliminer d'emblée la candidature d'un jeune handicapé. Un message bien compris par la Société générale où les « cursus carrières » et « cursus emploi » valent pour l'ensemble des salariés : « quand on embauche une personne handicapée, explique Jean-Jacques Pionnier, responsable de l'insertion, elle a les mêmes compétences qu'une autre pour pouvoir changer de poste tous les cinq ans il n'y a pas d'emploi réservé ». Même tonalité chez Total où les exigences sont les mêmes pour un jeune diplômé handicapé que pour tout autre candidat. Catherine Bochet estime que le jeune handicapé est même « parvenu à quelque chose de plus difficile que pour un autre et a souvent plus de volonté de réussir son insertion il veut que l'on oublie son handicap ».
Les entreprises font toutefois encore preuve d'un grand conformisme dans leur mode de recrutement, souvent par facilité, sur un marché du travail où la demande est pléthorique et souvent surqualifiée, mais aussi par peur de « sortir du moule » et de se remettre en question. Toutes celles qui s'y sont essayées reconnaissent en effet que l'insertion professionnelle de handicapés s'apparente à une petite révolution culturelle : le handicapé est souvent un révélateur des points forts et des points faibles de la gestion des ressources humaines de l'entreprise. Mais toutes reconnaissent que l'expérience est enrichissante. « Chaque fois que l'on favorise l'insertion de handicapés dans l'entreprise, on observe une transformation de l'ambiance et un développement positif des relations sociales », affirme Jean-Claude Dalla Libera, chargé de mission chez Péchiney. De plus, la politique d'insertion des handicapés peut être un levier pour l'intégration d'autres populations en difficulté.
Les entreprises de Tremplin seraient-elles plus « citoyennes » que la moyenne ?Peut-être. Elles reconnaissent que toute politique d'insertion est importante en termes d'image et de climat social, mais l'investissement en temps et en énergie que suppose l'insertion de personnes handicapées éloigne toute suspicion de ne vouloir faire que du « marketing social »... La plupart des grandes entreprises n'ont d'ailleurs pas attendu Tremplin pour se préoccuper des handicapés, leur implication remontant souvent avant la loi de 1987.
Ainsi Total développe-t-elle, depuis plus de dix ans, sa propre politique visant à l'embauche de handicapés. « Plutôt que de s'acquitter de l'obligation légale de financement à l'Agefiph, mieux vaut dépenser de l'énergie, estime Catherine Bochet, ainsi on sait que l'on a fait ce que l'on devait faire. » L'adhésion à Tremplin crée un engagement supplémentaire :réaliser 18 embauches, accueillir 12 stagiaires et conclure 8 contrats de qualification sur trois ans.
Chez Péchiney, la réflexion globale engagée sur l'emploi et l'insertion des handicapés date d'un an. Auparavant, des actions multiples étaient menées sur l'ensemble des sites, mais elles demeuraient isolées et méconnues. La convention-cadre signée le 20 mars 1995 a donc pour objectif de formaliser et de développer une « politique impliquante » en la matière autour de trois axes : le maintien dans l'emploi des personnes reconnues handicapées à la suite d'accidents du travail, l'insertion de 25 jeunes handicapés de moins de 26 ans (1/3 en stage et 2/3 en formation alternée) d'ici à la fin 1997, et le développement des relations du groupe avec les ateliers protégés.
Les freins et difficultés de tous ordres sont encore toutefois multiples. En période de récession économique, la politique d'insertion ne doit pas être perçue comme une contrainte supplémentaire :l'embauche de handicapés n'est pas synonyme de sureffectif mais d'ouverture de postes à des candidats handicapés sur le volume d'emplois à pourvoir. Les tabous ont toutefois la vie dure et il faut vaincre les appréhensions de la hiérarchie ou des collaborateurs directs. « Il faut être présent pour aider la hiérarchie qui a parfois du mal à appréhender le problème et craint de ne pas savoir comment réagir, reconnaît Catherine Bochet. En fait, ajoute-t-elle, il faut éviter tout traitement particulier vis-à-vis des handicapés. »
Le développement d'une politique d'insertion spécifique contribue néanmoins de façon certaine à une disparition progressive des représentations mythiques du handicap. C'est tout l'enjeu de l'action menée par Tremplin.
Les jeunes, mieux préparés à la vie professionnelle au sein de ces entreprises, trouveront-ils pour autant du travail, mieux et plus facilement que d'autres, comme cette association en a fait le pari ? Une partie d'entre eux certainement. Pas tous. Les autres devront valoriser ailleurs l'expérience professionnelle ainsi acquise, auprès de PME notamment. Tremplin entend d'ailleurs renforcer ses liens avec le tissu économique local et les organismes des Hauts-de-Seine dont l'insertion est la vocation, afin de nouer d'autres partenariats susceptibles d'élargir et d'approfondir son action.
Virginie Besson
(1) Tremplin : Tour Neptune - La Défense 1 - 20, place de Seine - 92086 Paris-La-Défense cedex 20 - Tél. 1 46.98.09.58.
(2) Association pour la gestion des fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées : 192, avenue Aristide-Briand - 92226 Bagneux cedex - Tél. 1 46.11.00.11.
(3) Voir ASH n° 1915 du 23-02-95.
(4) Total, IBM, Rhône-Poulenc, Elf, Elf Atochem, Société générale, Péchiney, Bureau Véritas, Saint-Gobain, Crédit lyonnais, Scor, Gec-Alsthom, UAP, Bull, PFA, Groupe Danone.