Les travailleurs sociaux sont bousculés par les mutations économiques depuis plus de deux décennies. Dès les années 70, un certain nombre d'entre eux ont pensé qu'ils ne pouvaient plus ignorer la question de l'accès au travail pour les populations dont ils s'occupaient, ce fut la naissance de ce qui est devenu l'insertion par l'activité économique. Mais depuis, la situation s'étant largement dégradée, les questionnements se font plus pressants : le rôle des travailleurs sociaux doit-il plus que jamais s'orienter vers la création des conditions nécessaires pour le retour à l'emploi ou doit-il, au contraire, inclure la recherche de nouvelles formes d'activités se substituant à l'emploi ? Ce débat, impossible à éluder, s'amorce à travers les références au plein emploi et à la pleine activité mais il est empreint d'une indéniable confusion. Comment s'orienter dans les multiples analyses traitant de ces thèmes, se demandent bien des praticiens confrontés à une abondante production théorique dont il devient ardu de démêler les fils ? Entre la focalisation sur l'insertion professionnelle et la valorisation des modes de socialisation autres que l'emploi, quelle stratégie adopter dans l'action sociale, s'interrogent les acteurs soucieux de disposer de repères pour les aider à prendre quotidiennement des décisions dans l'urgence ? Pour commencer à répondre à ces questions essentielles, peut-être convient-il de bien saisir ce qui fait la complexité de la situation actuelle au-delà des oppositions simplistes.
La crise de l'intégration par le salariat
L'analyse de la crise actuelle suppose un retour en arrière. En France, en 1945, 49 % de la main-d'œuvre, c'est-à-dire la moitié de la population active, était employée dans l'économie traditionnelle, soit dans des fermes, soit dans des petites unités artisanales ou commerciales dans lesquelles les relations étaient tout aussi domestiques que marchandes. Il y a donc eu, dans les années qui ont suivi, une révolution invisible de nos modes de vie.
Dans ce qu'on a coutume d'appeler les Trente glorieuses (1945-1975), le salariat est devenu la norme pour la population active et on est donc rentré dans ce qu'on peut appeler la société salariale. Cela a été possible parce que dans cette période, on a réussi à trouver une exceptionnelle complémentarité entre le marché et l'Etat en permettant que celui-ci arrive à impulser, coordonner, orienter l'économie de marché, c'est l'avènement de l'Etat keynésien et en généralisant les systèmes de sécurité sociale, c'est l'avènement de l'Etat providence.
Le salariat a attiré parce qu'il rendait possible la sortie de dépendances traditionnelles. C'est ce qui explique en partie l'exode rural et l'entrée massive des femmes sur le marché du travail. Dans nos sociétés occidentales, pendant les années 1950-1960, le fait d'être citoyen passait largement par l'accès à ce statut du salariat : par ce travail rémunéré, la société reconnaissait qu'on était utile à son fonctionnement en même temps que ce travail donnait accès à une identité : on y entretenait des relations sociales quotidiennes avec ses collègues et on y était membre d'un collectif détenteur de droit.
En conséquence, la crise de l'intégration sociale par le travail est l'une des racines fondamentales du malaise actuel : encore faut-il bien s'expliquer sur cette expression. Le salariat n'a pas disparu, bien évidemment. Par contre, nous devons arrêter de penser que nous allons pouvoir revenir au passé. Les politiques des années 80 ont été, en grande partie, des politiques destinées à restaurer les grands équilibres, à procéder à des ajustements de main-d'œuvre par l'intermédiaire de programmes massifs de formation. Par ces biais, l'idée sous-jacente était de hâter la relance. C'est de cette illusion dont nous devons sortir. Dans les années 90, même si reprise il y a, celle-ci ne permettra que très marginalement de réduire le chômage et l'exclusion.
La nécessité de changer les règles du jeu
On ne peut entretenir plus longtemps l'illusion d'un retour au compromis antérieur et la restauration des équilibres que l'on a connus il y a 20 ans encore. Nous devons reconnaître que nous sommes entrés aujourd'hui dans une nouvelle phase historique et que, donc, nous devons trouver un nouveau contrat social qui soit adapté à cette période historique. C'est là toute la difficulté. Il faut à la fois reconnaître que le travail salarié a été, reste et restera encore longtemps un vecteur d'identité sociale parmi les plus forts dans nos sociétés et admettre parallèlement que ce salariat ne pourra plus jouer le rôle d'intégration sociale aussi largement qu'il a pu le faire dans les Trente glorieuses.
Ce paradoxe amène par exemple à refuser un certain nombre de solutions extrêmes comme celle de l'allocation universelle qui laisserait supposer que l'on peut fonder la régulation sociale sur une redistribution diffé-rente. Or, la question sociale ne se résume pas à celle de la redistribution, et le travail représente une manière d'être reconnu extrêmement forte. Plutôt que de vouloir trouver un substitut au travail dans la régulation sociale, on peut plus modestement tenter de rendre le travail plus accessible. Il y a, pour ce faire, deux leviers qui peuvent être importants : la baisse de la durée du travail et la reconnaissance d'une forme d'économie localisée que l'on peut appeler économie solidaire. Cette reconnaissance conjointe de la baisse de la durée du travail et de l'émergence d'une économie solidaire devrait permettre d'éviter le scénario catastrophe, celui du travail obligatoire pour les chômeurs. A défaut de recettes miracles contre le chômage, il peut y avoir, par contre, convergence entre différents moyens qui permettent de retrouver un nouveau contrat social.
Le partage de l'emploi
Aujourd'hui, seules certaines catégories pâtissent de l'absence de travail : les préretraités, les femmes, les jeunes. Eviter l'inégalité du partage de l'emploi implicite, qui se pratique depuis dix ans, suppose un effort de baisse de la durée du temps de travail pour tous et une réorganisation des temps sociaux sur la vie. De sorte que nos enfants et nous-mêmes ne vivions pas forcément cette organisation immuable en trois temps qui découpe la vie de manière rigide (formation initiale travail salarié ; retraite).
Il faut toutefois se garder des utopies du temps libre. La baisse de la durée du travail est un objectif de société tout à fait essentiel mais ne suppose pas pour autant que l'on rentre dans un temps libéré qui serait un temps d'épanouissement personnel pour tout le monde : dans le temps libre comme dans les autres temps sociaux, il y a des inégalités culturelles. Le fait, tant observé, que le temps libre d'un certain nombre de jeunes qui n'arrivent pas à trouver du travail est en réalité un temps vide doit mettre en garde contre les idéalisations du temps libre. Et nous amener à nous interroger sur les opportunités à offir à ceux qui disposent de temps. C'est là un sujet de réflexion tout aussi essentiel que celui de la réduction du temps de travail.
Le développement de l'économie solidaire
C'est par rapport à ce thème que prennent sens les pratiques d'économie solidaire qui foisonnent depuis plus d'une décennie aussi bien en Europe qu'en Amérique. Leur émergence permet, au niveau local, l'éclosion d'une gamme d'activités diversifiées qui ont du sens pour les gens qui y sont associés. En cela elles permettent, entre autres, qu'une partie du temps disponible soit investie dans des activités d'utilité sociale qui ne soient pas imposées mais déterminées par les gens qui y participent eux-mêmes. En France, une telle dynamique se retrouve dans l'expérience de réseaux autour des régies de quartier, des lieux d'expression artistique, des restaurants multiculturels, et dans de multiples innovations concernant les services de proximité.
Cette économie solidaire comporte une double dimension. La dimension économique proprement dite concerne des activités qui puissent fonctionner sur le principe d'une combinaison entre le marché, la redistribution mais aussi la réciprocité, c'est-à-dire la volonté de mener des actions parce qu'on se sent appartenir à un groupe et qu'on se sent solidaire d'autres personnes. La seconde dimension, c'est la dimension d'expression politique : quand des gens se réunis- sent pour organiser ces activités, c'est une manière pour eux de s'exprimer, de se reconnaître et donc aussi d'œuvrer au changement institutionnel. Par cette double dimension, l'économie solidaire se distingue d'une économie d'insertion. D'une part, l'économie solidaire ne se contente pas d'aménager des « sas » ou des passerelles vers l'entreprise pour les personnes exclues du marché du travail. Elle se donne aussi pour finalité la création d'activités nouvelles susceptibles de répondre à des demandes sociales non satisfaites en les aidant à s'exprimer et à trouver les moyens de leur prise en compte durable. D'autre part, l'économie solidaire ne peut être évaluée au seul regard du nombre de postes d'insertion ou d'emplois créés, la démarche beaucoup plus large englobe la mobilisation autour de la résolution de problèmes de la vie quotidienne et a ainsi partie liée avec la question du sens.
Assumer la complexité
Répétons-le : l'enjeu de l'économie solidaire ne se réduit pas à la question de l'emploi aussi importante soit-elle. Il englobe les questions de lien social et de démocratie locale. C'est pourquoi la réorganisation des temps sociaux, et en particulier la réduction du temps de travail, est déterminante pour que cette économie solidaire, au plan local, puisse prendre toute sa force. S'y investiront alors, à la fois les personnes à la recherche d'un travail salarié, car il est important que des emplois de droit commun existent dans cette économie solidaire, mais aussi des bénévoles. L'objectif étant d'éviter l'opposition entre un ghetto composé de chômeurs dans une économie localisée, et en face, des acteurs impliqués dans l'économie internationalisée. Faire au contraire que l'on puisse, dans sa vie sociale, participer à différentes activités conçues comme complémentaires.
Nous devons bien prendre conscience de l'ampleur du défi auquel nous sommes confrontés. Il importe de maintenir le marché comme principe moteur de l'économie et de renforcer la régulation de cette économie pour qu'elle soit moins sélective (ce à quoi une négociation sur le temps de travail peut grandement contribuer). Il est nécessaire, en même temps, de reconnaître que l'économie marchande n'arrive pas à répondre à tous les besoins sociaux. Et donc d'admettre la légitimité d'une économie plurielle, qui soit partiellement une économie de marché enrichie, au niveau local, d'activités d'utilité sociale qui n'auront pas uniquement une perspective marchande. Il faut enfin avoir conscience que cette utilité sociale ne peut pas se décréter et ne doit pas engendrer une économie administrée par les collectivités locales.
En somme, le plein emploi pour demain suppose une réduction de la durée de travail. Cette baisse du temps consacré au travail dans l'ensemble de la vie appelle alors des formes d'activités socialement valorisées autres que l'emploi. C'est pourquoi d'une certaine façon, le refus de la « fracture sociale » doit conduire à la recherche à la fois d'un accès plus égalitaire à l'emploi et à la promotion de nouvelles activités.
Jean-Louis Laville CNRS (CRIDA-LSCI) A publié récemment :L'économie solidaire : une perspective internationale - Ed. Desclée de Brouwer -1994 (avec Bernard Eme), Cohésion sociale et emploi - Ed. Desclée de Brouwer -1994. Pour une description de ces pratiques : Les services de proximité en Europe - J.-L. Laville (dir.) - Ed. Syros - 1992 L'économie solidaire : une perspective internationale - J.-L. Laville (dir.) - Ed. Desclée de Brouwer -1994.
Pour ne citer qu'un exemple à ce propos, se sont organisés depuis les années 70 des lieux d'accueil pour les enfants avec la participation des parents. Auparavant, il régnait une conception hygiéniste des crèches dans laquelle les parents étaient considérés comme « porteurs de microbes ». Aujourd'hui, grâce à l'action d'un certain nombre de parents et de professionnels qui voulaient aussi changer leurs pratiques, quinze ans après la naissance de ce mouvement, on est complètement sorti de cette vision sanitaire, une multitude de lieux se sont créés : des crèches, des haltes-garderies mais aussi des lieux d'accueil permettant de répondre au problème des parents divorcés, des lieux très ouverts qui, dans certains quartiers défavorisés, sont accessibles à des parents qui n'auraient jamais pu avoir accès culturellement à la crèche classique. Par ce biais, des milliers d'emplois ont été créés. Mais ce mouvement multiforme a surtout permis que les problèmes d'éducation et de socialisation des très jeunes enfants ainsi que les problèmes d'égalité des chances auxquels ils renvoient, aient pu faire l'objet d'un débat social. Les institutions ont largement évolué sous la pression de ces groupes de professionnels et de parents, acteurs de ces lieux d'accueil, où ils peuvent discuter des problèmes quotidiens auxquels ils sont confrontés. Si il y a un aspect de création d'emploi dans cette économie solidaire, il y a aussi un aspect de citoyenneté sociale qui vient conforter la citoyenneté politique au sens où on n'essaie plus de résoudre les problèmes chacun dans sa sphère privée en ayant recours au travail au noir mais justement on socialise un certain nombre de ces problèmes.