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REPENSER L'ACTION SOCIALE

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A propos de la nature de la crise actuelle de l'action sociale, tout a été dit ou presque. Ainsi, faut-il répéter que si la période des trente glorieuses a permis le développement d'un ensemble relativement cohérent de politiques sociales en direction de publics très ciblés (jeunes délinquants, enfance en danger, handicapés...)  - le tout dans un contexte de foisonnement des structures associatives, de professionnalisation croissante des travailleurs sociaux et de spécialisation poussée des modes d'intervention - vingt années de crise économique et de montée du chômage ont provoqué un retour massif des situations de pauvreté et de précarité, favorisant ainsi l'émergence d'une autre pratique sociale. Celle-ci, globale et multiforme, étant concrétisée par la mise en œuvre d'une pléthore de dispositifs territorialisés et transversaux. A tel point que certains se demandent aujourd'hui s'il n'existe pas, en réalité, deux actions sociales différentes fonctionnant en parallèle selon des logiques indépendantes, voire divergentes. D'autant qu'à cela s'ajoute le poids de la décentralisation qui, depuis plus de dix ans, pèse sur la lisibilité du secteur social.

Complexité et confusion

Conséquence bien connue de cette mutation : la multiplication des acteurs. Alors que la gestion du système dépendait jusque-là, pour l'essentiel, du ministère des Affaires sociales, aujourd'hui, bon gré mal gré, la plupart des administrations et de nombreuses organisations privées ou parapubliques prennent part, elles aussi, à ces nouvelles politiques, faisant « du social » parfois sans le savoir. Une tendance souvent contestée parmi les professionnels, le sociologue Michel Chauvière dénonçant, pour sa part, « les effets insidieux de l'idéologie selon laquelle le social peut être assuré par tout un chacun en fonction de sa bonne volonté, de sa profession ou de sa structure d'appartenance ». D'autant, renchérissait François Faucheux, directeur du CREAI de Bourgogne, lors de journées d'étude organisées en juin à Dijon (1), que cette diffusion croissante du social « a pu faire croire aux travailleurs sociaux qu'ils ne remplissaient plus leur rôle, augmentant encore leur morosité ».

Aujourd'hui, la situation en est arrivée à un tel point de complexité, voire de confusion, que, sur le terrain, travailleurs sociaux et dirigeants associatifs ont de plus en plus de mal à s'y retrouver. De même que certains responsables administratifs et politiques. Une enquête de la direction de l'action sociale, menée en octobre 1994, montre d'ailleurs que la majorité des DDASS souhaite une simplification rapide des dispositifs cogérés, notamment ceux de la politique de la ville (2). Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas de l'acuité actuelle du malaise éprouvé, depuis déjà longtemps, par les professionnels. Lesquels, alors que le thème de la fracture sociale domine largement le débat politique, en sont toujours à s'interroger, parfois avec amertume, sur leur place au regard de cette nouvelle donne.

Autres raisons, rappelle Hugues Feltesse, directeur de l'Uniopss, pour ouvrir de façon urgente de nouvelles pistes de réflexion sur l'action sociale : la disqualification sociale des populations précarisées, l'hypersélectivité des lieux traditionnels de socialisation (famille, école, travail, logement...), le déséquilibre croissant des financements de la protection sociale (moins de salariés et plus de dépenses) et la crise de légitimité des acteurs du social (Etat, collectivités territoriales, syndicats, associations...). Sans parler des difficultés à mettre en œuvre une véritable transversalité, des dysfonctionnements dus à la séparation du sanitaire et du social, de la place mouvante de la formation professionnelle et du rôle pour le moins fluctuant du ministère de la Ville.

Points de blocage

Estimant que la période actuelle est marquée par « le cours néo-libéral des politiques sociales », Michel Chauvière déplore, pour sa part, l'existence de plusieurs points de blocage, notamment la saturation actuelle autour de la notion d'exclusion, le désengagement de l'Etat, la résistance des travailleurs sociaux à prendre en compte les changements de la réalité sociale et économique et la régression relative des professionnalités sociales et de leur diversité. Et il pose une série de questions incontournables. En matière d'action sociale, le RMI représente-t-il « une grande politique novatrice ou bien un compromis bas de gamme »   ?Dans les conditions actuelles, le rôle de la DAS est-il encore légitime ? L'ensemble formé par le travail social a-t-il encore une raison d'être compte tenu de la diversité des éléments qui le composent désormais ?

Toujours est-il qu'il apparaît, encore plus clairement aujourd'hui que par le passé, que l'on ne peut pas faire l'économie d'une discussion, au niveau politique, sur les missions du travail social, la fonction de l'action sociale en France et, plus globalement, la place des politiques sociales. Et nombreux sont ceux qui rappellent avec insistance la nécessité d'une plus grande cohérence et d'une meilleure lisibilité du système. Et qui plaident en faveur de solutions connues de longue date : l'instauration d'un guichet social unique, la désignation d'un seul pilote pour chaque dispositif (en particulier au niveau local), la clarification des compétences des différents acteurs (ce que réclament depuis longtemps les conseils généraux), le développement du travail en réseau, l'évaluation des politiques mises en œuvre et le renforcement du rôle de l'Etat, surtout en matière de respect de l'équité et de garantie des droits. En outre, certains, dont l'Uniopss, jugent aujourd'hui nécessaire de désenclaver le social par rapport à l'économique. C'est-à-dire d'intégrer les impératifs de la cohésion sociale au processus de décision économique.

Malheureusement, « l'Etat n'apparaît pas en mesure d'apporter une réponse globale et cohérente à la question sociale telle qu'elle se présente. Dans ces conditions, les professionnels de l'action sociale ne sont-ils pas condamnés à naviguer dans le brouillard ? », souligne Pierre Bodineau, historien et président de l'Association nationale des CREAI, exprimant une inquiétude assez généralement partagée dans le secteur. Si l'Etat peut revendiquer « une sorte de maîtrise d'ouvrage » de l'action sociale, celle-ci, fondamentalement partenariale, complexe et souvent suspecte, « n'est la propriété de personne », rappelait, de son côté, le 4 juillet à Rennes, Pierre Gauthier, directeur de l'action sociale. Précisant sa pensée, il expliquait à cette occasion que l'action sociale, qui a été « propulsée au cœur du débat politique contemporain », est « une création progressive et collective où la société civile a tenu au moins autant de place que les pouvoirs publics ».

Partager les savoir-faire

Mais au-delà des constats maintes fois rabâchés, des craintes récurrentes et des propos plus ou moins convenus, une prise de conscience paraît s'accélérer chez certains chercheurs et professionnels concernant la nécessité de repenser, en profondeur, l'action sociale et, surtout, ses métiers (professionnalité, compétences, formation...). C'est ce que révèle le fourmillement actuel de travaux d'évaluation, de recherches et d'études abordant, sous différents angles, ces questions. Avec, pour ne citer que ceux-là, le rapport du CIA-CEREQ sur l'évolution des compétences professionnelles des assistantes sociales (3), celui sur l'évaluation du dispositif de formation des travailleurs sociaux (4), ou encore le très important programme de recherche lancé par la MIRE, en partenariat notamment avec la DAS et la CNAF, sur l'observation des emplois et des qualifications des professions de l'intervention sociale (5).

Une réelle volonté de faire avancer le débat s'affiche ainsi, même si les pistes de réflexion demeurent encore embryonnaires et si la démarche se révèle moins évidente qu'il n'y paraît. Car pour les praticiens du social, une grande partie du problème consiste à intégrer les nouvelles problématiques de l'action sociale, sans pour autant rejeter les pratiques professionnelles et les réponses qui ont fait leurs preuves, en particulier en matière d'accompagnement social. « I l est en effet très important de ne pas renier le passé car, dans ce secteur, on a trop souvent réinventé ce qui s'était déjà fait », prévient l'économiste Henri Noguès. Lequel participait récemment aux travaux du Conseil économique et social sur l'évaluation des politiques de lutte contre l'exclusion (6). Et il s'insurge contre l'habitude consistant à ignorer les professions classiques du travail social, et ce qu'elles représentent en termes d'expérience et de savoir-faire, pour créer de toutes pièces de nouveaux métiers, souvent très proches des anciens sur le plan des compétences mais beaucoup plus précaires car privés de diplôme et de statut. Cependant, précise-t-il, il ne s'agit pas non plus d'enfermer le social sur lui-même mais de le valoriser au travers des projets de formation ouverts sur l'extérieur, en particulier dans deux domaines clés : l'accompagnement des personnes et l'ingénierie sociale. « Les travailleurs sociaux seront d'autant mieux préparés à participer aux mutations de l'action sociale qu'ils auront, déjà entre eux, partagé leurs savoir-faire, cultivé leurs différences, développé leurs technicités... », poursuit le chercheur. Quant à l'Etat, résume-t-il, on peut lui demander de garantir les droits, de réguler le système, de préserver la transparence du débat et de remettre le marché à sa place.

Vers une culture commune ?

Une analyse proche de celle de François Faucheux pour qui, s'il existe effectivement des technicités communes pouvant s'appliquer à des publics différents, au-delà des champs définis par les principaux textes de référence (ordonnance de 1945 et lois de 1975 notamment), « il ne s'est pas encore développé de culture commune entre l'ancien secteur social et les nouveaux dispositifs ». Et c'est pour cette raison qu'il exhorte les travailleurs sociaux à intervenir au sein de structures ne relevant pas de l'action sociale traditionnelle. D'ailleurs, le CREAI de Bourgogne publiait en décembre dernier, sous sa direction, une étude sur les professions sociales de cette région présentant, en parallèle, les métiers sociaux classiques (assistante sociale, éducateur spécialisé, travailleuse familiale...) et les nouveaux emplois liés à l'insertion sociale et à la politique de la ville (agent de développement local, conseiller technique de mission locale, coordonnateur emploi-formation...)   (5).

Faut-il pour autant, comme le propose Michel Chauvière, qui fut l'un des membres du groupe de pilotage de l'évaluation du dispositif de formation des travailleurs sociaux, aller jusqu'à envisager « un remembrement des professions sociales »  ? Selon lui, le découpage actuel n'a en effet plus aucun sens. Par exemple, questionne-t-il, l'avenir de l'éducation spécialisée est-il du côté du développement social local ou de la réhabilitation de la fonction éducative ? Pour le chercheur, il apparaît donc indispensable de tout remettre à plat. Autrement dit : « repositionner un travail social reprofessionnalisé dans une action sociale, elle-même redéfinie dans un système de régulation recomposé ». Un chantier qui, à l'évidence, n'en est encore qu'à ses débuts.

Jérôme Vachon

Notes

(1)   « Une action sociale à réinventer »  : journées d'étude organisées les 31 mai et 1er juin 1995 par le CREAI de Bourgogne.

(2)  Voir ASH n° 1936 du 21-07-95.

(3)  Voir ASH n° 1871 du 17-03-94.

(4)  Voir ASH n° 1923 du 21-04-95.

(5)  Voir ASH n° 1912 du 2-02-95.

(6)  Voir ASH n° 1935 du 14-07-95.

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