Année après année, depuis plus de 20 ans, la psychiatrie publique vide ses hôpitaux. Plus question aujourd'hui de confondre le soin avec une prise en charge au long cours intra-muros. Ni même de traiter le problème médical à l'hôpital si une structure plus légère, dans la panoplie déployée au fil de la sectorisation, peut intervenir. Pour autant, le maintien ou la réinsertion du patient dans le « milieu ordinaire » -objectifs affichés de la politique de santé mentale - ne s'improvisent pas. Et la « construction incessante d'un équilibre toujours précaire » se paie parfois au prix fort pour l'entourage du malade. C'est ce que souligne en tous cas une enquête de l'Unafam (voir encadré au verso) dont les résultats ont été diffusés récemment.
Ce n'est certes pas le fruit du hasard si les équipes psychiatriques redécouvrent l' « utilité » de la famille ou s'interrogent, avec un regain d'intérêt, sur sa place dans la prise en charge. Longtemps tenue à l'écart du dispositif de soin, car suspectée de concourir à la pathologie, voire d'entraver la guérison, la famille se voit reconnaître peu à peu une dimension de partenaire. Comment cette tendance encore timide, alimentée par la carence de structures alternatives, se traduit-elle dans les pratiques ? C'est ce qu'a tenté d'examiner le Groupe d'études et de recherches sur le service social psychiatrique lors de ses Xe journées nationales (1).
« La structure asilaire traditionnelle offrait au malade un cadre de vie, avec une gestion du quotidien. Qui va assurer cette fonction d'étayage à l'extérieur ? Difficile d'amorcer la resocialisation sans avoir répondu au préalable à cette question », analyse ainsi Simon Jallade, psychiatre rattaché au CHS Saint-Jean-de-Dieu à Lyon. Il ne suffit pas, insiste-t-il, de s'en remettre à la famille. Le cas échéant, il faut négocier avec elle cette fonction d'étayage, sous peine de voir revenir le patient à l'hôpital. Mieux, il faut l'aider à l'exercer, car « elle ne va pas sans difficulté ».
De toutes façons, reconnaît-il, l'équipe psychiatrique n'entend jamais assez la souffrance de l'entourage. Il lui incombe néanmoins, surtout lorsque la situation perturbe gravement la famille, d'apporter son écoute et son soutien. De se répartir la tâche entre le suivi du malade et celui de ses proches. Ce qui n'implique pas, précise-t-il, de confier au service social l'exclusivité du travail avec les parents. Sur son secteur, des soignants ont ainsi proposé aux familles, et pas seulement à celles dont le patient est suivi par l'équipe, de se rencontrer dans un lieu démarqué de la psychiatrie, sans connotation thérapeutique. Le groupe se réunit dans une salle de la mairie et recrute ses membres par bouche à oreille.
L'intérêt de la formule ? Libérer et faire circuler la parole. Pour ces familles souvent repliées sur elles-mêmes, plongées dans un isolement progressif, le groupe a une fonction, essentielle, de témoignage, de partage et de validation de l'expérience vécue. « La parole d'une autre famille est presque plus importante que celle d'un soignant, estime Simon Jallade. Elle fait écho à la situation et à la souffrance de chacun. » Et il se dit dans ce lieu spécifique ce qui ne peut se dire à l'hôpital. Des affects enfouis - violence, haine, désir de mort - se libèrent pour la première fois, la culpabilité s'exprime... Autant d'étapes qui vont transformer la relation avec le malade et ouvrir de nouvelles perspectives dans la prise en charge.
A en croire Jacques Houver, cadre socio-éducatif au CHS du Vinatier à Bron, ce type d'initiative reste rare. Le nouveau responsable du Groupe d'études et de recherches sur le service social psychiatrique (2) s'étonne d'ailleurs que cette pratique ne soit pas « obligatoire », tant elle « coule de source ». Réplique de Simon Jallade : « nous avons fait nous-mêmes une découverte tardive. Et n'oubliez pas que les choses apparemment simples sont en réalité très compliquées à mettre en œuvre ». Elles demandent en effet du temps et obligent parfois à briser le vase clos du secteur. Tout dépend alors des priorités affichées par le service.
Lesquelles varient largement d'un secteur à l'autre, comme l'a confirmé l'enquête menée, en préalable à ces journées, auprès des assistants sociaux en psychiatrie. Les 245 questionnaires (3) exploités par Nicole Quemada, psychiatre chercheur à l'Inserm, reflètent, à ses yeux, une « extraordinaire dispersion des fonctionnements ». Qu'il s'agisse de l'équipe dans son ensemble ou de l'assistant social en particulier. « Tout le monde s'accorde pour dire qu'il faut donner une place à la famille. Mais quelle place, et comment ?Sur ces questions-là, on est très loin du consensus. »
Le quotidien du travailleur social s'en ressent. Ici, il reçoit systématiquement les familles pour le premier entretien. Là, l'équipe lui interdit tout suivi. Ailleurs, il ne voit les familles qu'en tête-à-tête dans son bureau à l'hôpital. Ici encore, il effectue aussi des visites à domicile. Ailleurs encore, il assure plutôt la liaison avec les professionnels hors hôpital. Ou bien, il organise et anime des rencontres entre parents, thérapeutes du secteur et partenaires extérieurs, selon un protocole famille/institution, avec l'objectif de « faire émerger un projet ». Il participe parfois à des expériences innovantes. Si 51 % des professionnels passés au crible de l'enquête s'estiment satisfaits de leur travail avec les familles, nombre d'entre eux souffrent cependant de se voir relégués au registre administratif ou à la recherche de placements pour la sortie.
Cette dernière fonction - « la seule qui ne nous soit pas contestée », précisera une professionnelle - les plonge parfois dans le malaise. Anne-Marie Boisson, assistante sociale en psychiatrie générale, décrit avec humour la mission périlleuse qu'elle avait « acceptée avec enthousiasme » à la fermeture d'une unité de personnes âgées dans son hôpital. « On m'a donné carte blanche pour trouver des solutions ad hoc et je me suis retrouvée prise entre deux feux : l'équipe d'un côté, le patient et sa famille de l'autre. Ma place de charnière a beaucoup grincé à cette époque ! » Et la « marchande de maison de retraite », pour reprendre sa propre expression, de se demander si elle n'y perdait pas son âme...
Travailler davantage, et autrement, avec les familles ? Les propos de ces journées ont montré que les professionnels le souhaitent. Et qu'il importe pour cela, car ils ne veulent pas agir seuls, de clarifier les rôles et les missions de chacun dans l'équipe. Parmi les pistes évoquées, celle de la collaboration avec les associations de familles mérite sans doute d'être creusée. Non seulement cette pratique reste marginale d'après l'enquête, mais en outre elle mobilise peu : l'atelier de réflexion consacré au sujet n'a attiré que huit participants. Son rapporteur, Jacques Houver, explique : « pendant longtemps, les liens ont été plutôt faibles et les jugements réciproques défavorables, alors qu'on gagne à engager le dialogue ».
L'appel de Geneviève Laroque, présidente de l'Unafam (4), invitée à la tribune, est allé dans le même sens. « Nous utilisons les travailleurs sociaux pour nous informer et pour débroussailler les dossiers, mais nous pouvons aussi leur servir de relais dans certains cas. Encore faut-il qu'ils aient l'idée d'exploiter la compétence de la famille, de son regard propre, et donc qu'ils nous connaissent. » Les parents, assure-t-elle, confient plus facilement leurs angoisses aux assistants sociaux car « ils se sentent peut-être moins jugés ».
Par ailleurs, les professionnels, « interface entre soin et cité », sont des partenaires potentiels pour la création de lieux de vie ou de petits services d'accompagnement à la vie quotidienne. Proches des besoins et capables de les évaluer, ils peuvent apporter leur pierre à la construction de nouvelles réponses. Forte de ses convictions, et avec son franc-parler habituel, Geneviève Laroque est allée droit au but : « nous avons le même combat à mener ».
Pascale Aeby
Fin 1991, l'Union nationale des amis et familles de malades mentaux (Unafam) a adressé un questionnaire à l'ensemble de ses adhérents (5). Objectif ? « Mieux connaître les situations respectives des malades et de leurs familles et les difficultés auxquelles ils sont confrontés. » L'exploitation de 1 844 formulaires (soit un taux de réponse de 31 %) a été confiée à Martine Bungener, chercheur en sciences sociales au CNRS. Achevée en juillet 1994, elle a fait l'objet d'une publication cette année (6).
Si l'échantillon concerné n'est pas représentatif de l'ensemble des usagers de la psychiatrie, et c'est là la limite majeure de l'enquête, l'originalité de la démarche - une approche par le point de vue de l'entourage -en fait aussi son intérêt. Elle a permis notamment de souligner que, dans la plupart des cas, « la vie en milieu ordinaire n'est possible qu'à cause de l'intensité de l'implication » des proches et « des dispositifs d'aide mis en place par la famille ». Or, les trois quarts des malades inclus dans l'échantillon vivent hors institution, dont 6 personnes sur 10 avec leur famille.
Au-delà de la diversité des situations et des trajectoires, à laquelle répondent différentes formes - analysées dans l'enquête - de gestion de la maladie mentale, l'entourage figure aux avant-postes pour les besoins d'aide quotidienne. Il apporte un soutien matériel et « se trouve à la base des relations sociales et affectives ». Cet investissement a des répercussions sur les membres de la famille : réduction des activités professionnelles, ralentissement de la vie sociale, effets néfastes sur l'état de santé.
Le plus souvent, observe Martine Bungener, l'équilibre trouvé, et vécu comme précaire, ne résulte pas d'un choix, mais d'un « processus imposé d'adaptation progressive à une succession d'impossibilités à mettre en œuvre d'autres solutions ». La méconnaissance, voire la négation du travail familial effectué auprès de certains malades risque ainsi, selon elle, d'être « préjudiciable à terme ». La famille, conclut-elle, peut devenir « un maillon officiel et fiable de la chaîne thérapeutique », sous réserve « de ne plus considérer son implication comme allant de soi et d'aménager les conditions de son action ».
(1) « Service social en psychiatrie et familles » - 19-21 juin 1995 - Paris. Groupe d'études et de recherches sur le service social psychiatrique : UFR Santé-médecine-biologie humaine - 74, rue Marcel-Cachin - 93012 Bobigny - Tél. 1 48.37.35.49.
(2) Jacques Houver prend dans cette fonction le relais de Marceline Gabel qui a passé officiellement le flambeau à l'occasion de ces Xe journées nationales.
(3) Un questionnaire destiné à recenser les pratiques des assistants sociaux avec les familles ainsi que leurs suggestions a été adressé à l'ensemble des professionnels. Sur les 245 questionnaires librement retournés, 167 émanent de services de psychiatrie générale, 75 de psychiatrie infanto-juvénile et 3 de psychiatrie pénitentiaire. Ces chiffres sont à rapprocher des effectifs en exercice : un peu moins de 2 000, selon les statistiques (référées au rapport 1990 du SESI - Ministère des Affaires sociales) présentées dans les actes des IXe journées, juin 1994 (disponible sur demande écrite).
(4) Le numéro du mois de mars d'Un autre regard, la revue trimestrielle de l'Unafam, est consacré au thème « Parents et professionnels ».
(5) Soit environ 6 000 à l'époque. Aujourd'hui, l'Unafam compte entre 7 000 et 8 000 adhérents. Siège social : 12, villa Compoint - 75017 Paris - Tél. (1) 42.63.03.03.
(6) Trajectoires brisées, familles captives : la maladie mentale à domicile - Ed. Inserm - 130 F.