Apprendre à se diriger avec une canne blanche n'est pas le plus ardu. Mais oser l'utiliser -donner à voir que l'on ne voit pas - en marquant ainsi sa différence aux yeux des autres, voilà qui prend un autre sens. « Ce qui compte, ce n'est pas tant le nombre de cas d'intégration que la manière dont tout déficient visuel peut obtenir ou revendiquer une place dans la société », affirme Pierre Griffon, psychologue spécialisé et auteur d'un ouvrage qui fait le point sur la question (1). Compte au moins autant, la façon dont il va y être préparé sur le plan fonctionnel et psychologique. Une conquête qui n'est pas seulement sociale mais aussi temporelle et spatiale pour ceux, aveugles ou malvoyants, qui vivent sans voir. Cette absence partielle mais puissante au monde, qu'elle soit congénitale ou tardive, entraîne des retentissements profonds sur le psychisme des personnes atteintes de ce handicap, pas toujours compensé - contrairement aux idées reçues - par l'acuité des autres sens.D'où la nécessité pour les professionnels de conjuguer aides matérielles, approches fonctionnelle et psychologique pour permettre aux non et malvoyants de construire un véritable projet de vie.
Entre cécité et malvoyance, on oublie trop souvent de faire la différence. Dans le premier cas, la personne n'a pas ou n'a plus de potentiel visuel. Dans le deuxième, l'atteinte visuelle peut être centrale, périphérique, la vision peut être floue ou d'origine cérébrale, mais même faible ou très faible, elle existe. De la même façon qu'ont peu de choses en commun un jeune aveugle de naissance et une personne âgée dont la vue s'est dégradée vers l'âge de 70 ans. En matière de handicap visuel, la palette est large et les réactions psychologiques et comportementales, la capacité d'adaptation à l'environnement dépendent largement de la nature et de l'origine du handicap.
Depuis les années 60-70 qui ont marqué le début de l'aide précoce et de la guidance parentale, puis la reconnaissance des capacités des amblyopes auparavant assimilés aux aveugles, en passant par les polyhandicapés, puis par l'intégration via les aides techniques, on s'efforce aujourd'hui de privilégier l'accompagnement individualisé (2), résume Claude Schepens, psychologue spécialisé, enseignant à l'université de Mons (Belgique).
Ainsi, par exemple, on connaît l'importance des interactions précoces mère-enfant et le rôle du regard dans le développement et l'évolution de l'enfant. Comment alors aider les parents à surmonter leur sentiment de culpabilité face à la révélation du handicap, à cicatriser une blessure narcissique qui va imprégner le processus d'attachement au cours des premières années de la vie de l'enfant et, en même temps, éviter l'isolement de ce dernier ? A Bruxelles, l'IRSA, établissement d'accueil pour enfants de 0 à 6 ans, déficients visuels, ou présentant des handicaps associés, a monté un service spécialisé qui propose une guidance éducative aux parents. Une formule très souple puisque cette équipe pluridisciplinaire (psychologue, kinésithérapeute, orthophoniste) travaille à la carte en se déplaçant quand il le faut à domicile, à la crèche ou à l'école. « Notre idée c'est de dépasser l'aspect fonctionnel attaché au handicap et de mener une action plus large au sein de la famille. Au départ, les parents refusent d'être aidés sur le plan psychologique. Leur demande concerne le handicap de l'enfant. Nous travaillons à partir de la réalité du handicap de l'enfant », explique Dominique Van Paemel, psychologue du service. En plaçant à travers le jeu, les échanges physiques et verbaux des balises, des repères qui positivent le potentiel de l'enfant tout en étant en même temps à l'écoute de ses parents. L'équipe fait régulièrement le point sur ses acquis, ses compétences et sur son évolution de même à l'école, elle travaille avec l'enseignant, observe si un projet de scolarité ordinaire est possible ou s'il faut envisager un enseignement adapté. Peu à peu, les parents arrivent à parler de leur souffrance. Mais « le risque, c'est qu'ils ne restent pas assez mobilisés. S'ils ne partagent pas ces moments d'échanges, nous devenons des rééducateurs », souligne Dominique Van Paemel. « Et c'est l'aspect global de l'intervention qui disparaît. »
Accompagner l'adulte dans son projet de vie, c'est aussi l'aider à retrouver ses propres repères dans le temps et dans l'espace, ses autres facultés sensorielles pour lui permettre d'appréhender les gestes de la vie quotidienne, d'acquérir des techniques de compensation (le Braille, la canne, etc.), afin de reprendre pied dans la vie sociale, et professionnelle pour certains.
C'est ce que propose le Centre de rééducation fonctionnelle de Marly-le-Roi, l'un des deux établissements en France à accueillir pour quelques jours ou, le plus souvent, quelques mois, en internat, des personnes atteintes d'un déficit visuel (3). La plupart des patients ont perdu tout ou partie de leur potentiel visuel brutalement ou progressivement à la suite d'une maladie ou d'un accident. « Nous recevons de plus en plus de traumatisés crâniens dus à des accidents de la route et, depuis trois ans environ, les demandes de patients dont les lésions visuelles sont consécutives au sida », remarque le Dr Denis Lesage, médecin-chef du centre. Objectif du séjour :permettre à la personne une récupération maximale de ses capacités d'autonomie, l'appareiller et aménager son environnement en lui proposant un soutien psychologique et une aide à la réinsertion.
Un projet personnalisé est élaboré avant l'admission entre l'équipe pluridisciplinaire du centre (médecins, psychologues, assistantes sociales, ergothérapeutes, psychomotriciens, rééducateurs, etc.), le patient et son entourage. La rééducation elle-même se déroule autour de quatre axes : le développement des facultés visuelles restantes pour les personnes malvoyantes, le déplacement pour retrouver ses marques dans l'espace avec l'aide d'instructeurs de locomotion l'apprentissage du geste ergothérapeutique par le toucher de façon à faciliter les activités de la vie quotidienne (reconnaître la monnaie, faire ses courses, utiliser le téléphone, etc.) la communication pour laquelle on recourt à diverses techniques dont le Braille et les technologies informatiques.
Mais cette prise en charge trouve néanmoins ses limites.Celle de l'âge d'abord : de 17 à 70 ans celle de l'internat ensuite, jugé trop rigide notamment par l'association Aides qui souhaiterait voir se développer des formules plus souples, de type hôpital de jour par exemple, qui éviteraient de couper le malade de son environnement quotidien. Et ce, d'autant plus que si les déficiences visuelles congénitales sont en régression, l'allongement de la durée de la vie accroît le nombre de malvoyants chez les personnes âgées. Et il n'existe quasiment pas de solutions aujourd'hui pour leur venir en aide.
Sauf à pouvoir bénéficier des prestations d'un service tel que le CAPAM (4) créé à l'initiative du GIHP d'Aquitaine qui intervient au domicile des adultes aveugles ou malvoyants. S'il n'y a pas de limite maximum, la moyenne d'âge des usagers varie de 20 à 50 ans. Après évaluation de la demande par la psychologue du service, c'est en équipe que se décide l'admission. Ici aussi, la pluridisciplinarité est de rigueur pour répondre aux besoins très pointus des personnes aidées :instructeur en locomotion, éducatrice en activités de la vie journalière, psychologue, monitrice en Braille, assistante sociale, éducatrice spécialisée.Chaque professionnel intervient en fonction des besoins de la personne, selon un contrat qui est passé avec elle. Mais la prise en charge n'est pas limitée dans le temps. « Le travail à domicile doit lui permettre de reprendre possession de son espace habituel en lui redonnant confiance. Cela passe par des gestes simples comme l'aménagement d'un placard ou de l'éclairage, plus techniques comme la locomotion en extérieur. C'est un accompagnement progressif qui respecte le cheminement de la personne », indique Christine Loubière, psychologue du service.
On estime à 1 % le nombre d'aveugles et à environ 10 % de la population le nombre de malvoyants en France. 80 % des malvoyants ont plus de 60 ans.
A l'école A la rentrée scolaire de 1990, 273 000 étaient accueillis en classes spécialisées ou adaptées ; 15 500 dans l'enseignement ordinaire à plein temps. A la même date, on comptait 8,7 %d'enfants amblyopes et 1,3 % d'enfants aveugles scolarisés dans l'enseignement ordinaire. En milieu spécialisé (établissements de l'Education nationale, médicaux et médico-éducatifs), 0,4% d'aveugles et 0,8 % d'amblyopes.
Dans l'enseignement supérieur Il y avait près de 3 000 étudiants handicapés en 1991-1992. Parmi ceux-ci, les aveugles représentaient 7 % et les malvoyants, 14 %.
Insertion ou réinsertion professionnelle En 1992, 60 000 personnes handicapées ont bénéficié des mesures d'aides à la formation et à l'emploi et 27 000 ont été insérées en milieu ordinaire de travail. 34 % étaient des personnes handicapées moteur, 18 %des handicapés sensoriels. 15 % des financements accordés par l'AGEFIPH leur ont été destinés, dont la moitié pour les déficients visuels. Source : Note d'information nº 92-13 et effectifs des étudiants handicapés 1991-1992 - Direction de l'enseignement supérieur/ Ministère de l'Education nationale.
POUR EN SAVOIR PLUS
Association nationale des parents d'enfants aveugles : 12 bis, rue de Picpus - 75012 Paris -Tél. 1 43.42.40.40.
Fédération nationale des associations de parents d'enfants déficients visuels :28, place Saint-Georges - 75009 Paris -Tél. 1 45.26.73.45.
Autre dimension importante : la mobilisation de la famille, pas toujours au fait des capacités d'autonomie des déficients visuels. « On les informe, on leur explique comment et en quoi ils peuvent stimuler leur parent. » La mobilisation réussie de l'entourage est aussi un gage de succès : « lors du travail de locomotion, le rétablissement des contacts avec le voisinage est un premier pas dans le processus d'intégration, insiste la psychologue. Mais il nous revient aussi d'informer les professionnels qui interviennent au quotidien -infirmière, aide-ménagère, etc. ». C'est ainsi que la personne arrive à reconstruire son environnement et à s'assumer. Au bout du chemin, une certaine forme de liberté retrouvée, loin pourtant d'être l'apanage de toutes les personnes touchées par ce handicap.
Dominique Lallemand
(1) Déficiences visuelles: pour une meilleure intégration - CTNERHI 1995,140 F. Voir ASH n° 1928 du 26-05-95.
(2) Journées d'étude organisées sur ce thème par l'Association des psychologues spécialisés pour les handicapés de la vue, en juin 1995, à Versailles. Siège social : Claire Portalier - 23, rue Arago - 69100 Villeurbanne - Tél. 72.33.89.59.
(3) Domaine de l'Ombrage : avenue de Louvois - 78160 Marly-le-Roi. Tél. 1 39.58.48.20. C'est l'Association pour les personnes aveugles et malvoyantes (APAM) qui gère les trois établissements du centre de rééducation. Le centre est agréé par la DDASS et la sécurité sociale. Prise en charge des frais de rééducation et de séjour à 100 %, sauf le forfait hospitalier journalier (55 F) à la charge des résidents. Le deuxième centre est géré par l'ARAMAV : 12, chemin du Belvédère - 30900 Nîmes - Tél. 66.23.48.55.
(4) Cours d'autonomie pour personnes aveugles et malvoyantes : 436, avenue de Verdun - 33700 Mérignac. Tél. 56.12.39.39. Le tarif est soit horaire (75 F), soit forfaitaire et peut être revu selon les ressources. Le financement du service est assuré par subventions du conseil général et de la CRAM .