Une mutation à tous les étages
Le secteur du handicap revendique souvent le droit à l’égalité. On peut considérer que ce fut le cas pendant la période de confinement, du moins en partie. En effet, après que l’organisation de travail des équipes de terrain se soit axée sur le bien-être des personnes accompagnées sur leur lieu de vie, les travailleurs dits handicapés ont repris le travail, afin de s’occuper et ne pas souffrir de troubles et angoisses divers. Cette période aura amené beaucoup de questionnements de la part des résidents notamment sur la façon dont ils voulaient vivre et travailler. Certains ont fait le choix de ne pas reprendre leur emploi. Il a fallu travailler de façon anticipée sur de nouvelles orientations et des nouveaux accueils en lien avec la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) et ainsi trouver des établissements pouvant correspondre à leurs besoins et attentes. Une retraite qui n’en est pas une.
L’après période du pic Covid a quelque peu changé le profil des personnes accompagnées dans le foyer où je travaille. Les problématiques connues (anomalie génétique, déficience intellectuelle...) se sont raréfiées pour être remplacées par une population souffrant de troubles psychiatriques importants associés souvent à des addictions et des conduites nouvelles pour nous professionnels.
Notre routine a été balayée et nos pratiques bousculées. Il a fallu réapprendre à cette nouvelle population tout : se lever, se laver, se rendre au travail et tenter de respecter le règlement de fonctionnement qui pour eux impose beaucoup d’interdits. Les revendications sont devenues courantes ; tout est questionnement et retranchement. Si notre organisation ne leur convient pas, ils peuvent quitter du jour au lendemain l’établissement pour plus de liberté (mais aussi plus de précarité pour des personnes vulnérables qui se retrouvent à la rue). Nous qui étions habitués à accompagner de nombreuses années les mêmes usagers, ce turn-over est difficile à accepter et gérer.
Perte de sens, manque de temps et épuisement assuré
Les équipes essaient de s’adapter. Avec des conditions de travail qui ne ressemblent en rien à ce que nous avions avant la crise sanitaire. Le sentiment est tel qu’on a l’impression de ne traiter que des urgences, d’aller à l’essentiel mais de ne plus ressentir ce sentiment d’unité (ni même de sérénité) dans le travail et dans l’analyse. Le relais est devenu un mot presque magique car totalement utopiste, comme le travail d’équipe car nous sommes amenés à travailler et gérer seul ce quotidien sans filet de sécurité. Ni pour nous, ni pour les personnes accueillies d’ailleurs.
Manque d’effectif, arrêts maladie, heures supplémentaires. Quand le planning le permet, on récupère mais de ce fait, on n’est plus jamais en effectif complet. On arrive ainsi à se satisfaire quand on est quatre professionnels sur le terrain (au lieu des six règlementaires) dans le meilleur des cas. Le recrutement est devenu inexistant, faute de candidatures malgré la prime Ségur qui a rendu notre quotidien financier plus agréable.
On se sensibilise aux effets du « brown out » ; le manque de sens dans son travail quotidien, notamment du fait de tâches absurdes et non stimulantes, comme assurer des accompagnements médicaux aux pieds levés sans avoir connaissance de la spécialité du médecin et de la raison de la consultation. Nous avons le sentiment de jouer au taxi et de passer pour des incompétents, faute d’anticipation.
Cette absence croissante d’ardeur touche notre éthique au plus profond de notre âme de travailleurs sociaux, ce manque de considération et de reconnaissance. La plus grande difficulté est que, malgré tout, on ne parvient pas à trouver de solution. En effet, le personnel manque et il n’y a pas de candidatures. Certains professionnels finissent par tomber malade sans aucune possibilité de les remplacer, avec pour conséquence de suspendre les actions éducatives engagées aux dépens des résidents.
Va-t-on continuer de travailler dans cet état d’esprit ? Allons-nous finir par faire comme certains résidents, c’est-à-dire quitter le navire ? Changer d’établissement, de public ou même de profession ? Si on en avait la possibilité, on ferait bien machine arrière. Mais ce n’est pas possible.
Pourquoi cette période Covid a-t-elle si cruellement changé notre perception de notre métier ? Métier que nous avons pourtant choisi pour la plupart, sans parler de « vocation », mais d’une envie qui nous animait chaque jour à la prise de poste à venir en aide à notre prochain. Où sont nos valeurs professionnelles tenues en silence dans un quotidien tumultueux ou plus rien n’est sous contrôle ? Finalement, on subit aujourd’hui le quotidien, comme on a subi la crise sanitaire et les différents confinements. Mais pour combien de temps ?
Manuela Deparis, monitrice-éducatrice