Face aux désertions
La première est apparue dans les années 2020. La présence du sable s’amplifie chaque année mais devient plus cruelle pour les personnes fragiles accompagnées alors que leur nombre gonfle presque inexorablement. La seconde désertion s’est vite accouplée avec la première comme si elle avait signé un pacte avec le diable. La plume est tenue par l’Etat et les conseils départementaux. Ils ont vendu leur âme, leur chemise et leur pouvoir de décider. Contre quoi, même le diable ne le sait pas, il profite juste de l’aubaine, avoir des interlocuteurs qui n’ont aucune ascendance, aucune descendance, qui n’ont pas de vieux parents fragiles, d’amis convalescents et qui se regardent dans la glace, chaque matin, en souriant à leur solidité éternelle. Et pourtant, ils se trompent. Ils auront probablement les moyens pour subvenir à certains besoins, mais cela ne suffira pas pour leur assurer une qualité de vie à domicile qui soit à la hauteur de leur espérance. Elle sera à la hauteur de leur inertie, de leurs croyances à ce précepte imbécile venu du libéralisme : « La nature a horreur du vide. » Il est fort probable que ce n’est pas le vide qu’ils vont tester mais l’absence inéluctable de professionnels motivés.
Allez, tentons de leur montrer un chemin... et de leur faire approuver qu’une glace sans tain, c’est une vitre, et qu’à travers elle, on aperçoit un paysage qui peut faire rêver même les moins doués en imagination.
Décortiquons, dans un premier temps, pourquoi le système horaire a été adopté. Ce n’est pas que de la facilité, c’est aussi une histoire de droits individuels. C’est le « P » de l’APA pour « personnalisée » et d’ailleurs c’est l’allocation qui est personnalisée, pas l’accompagnement dans le dossier APA. C’est donc avant tout une histoire d’argent. Un groupe Iso Ressource + un revenu annuel = un montant d’allocation retraduit ensuite en heures de prestation. Du pur administratif sans aucune personnalisation de l’accompagnement à réaliser. Est venue s’ajouter à cela la volonté de décortiquer chaque acte afin de le minuter. Non pas pour une quelconque qualité de service mais pour apporter de la norme, voire de l’égalité de traitement (foin de l’équité de traitement) afin de réduire au minimum le coût social de la fragilité à domicile. Du moins, d’un point de vue administration publique départementale. Enfin – mais j’oublie volontairement plein de choses, ce témoignage a honneur du vide – la télégestion est venue faciliter la comptabilité et la transparence. Les logiciels interconnectés des services SAAD et Conseil départemental permettent de ne plus faire une confiance aveugle afin de limiter encore les coûts. Ben oui, si une prestation est donnée à 1 heure et que l’aide à domicile ne fait que 55 minutes, c’est toujours 5 minutes de gagner pour la collectivité. Si elle fait 1h05, ben, le plan d’aide, c’est 1 heure !
Et les intervenants sont revenus à un accompagnement à la montre, à la chaîne, où la prestation a pris la place de la merveilleuse interdépendance entre les professionnels et les personnes fragiles. La dérisoire sonnerie du téléphone de télégestion fait le bruit de l’au revoir cinq minutes avant la fin. A la limite de la risibilité mais pas de la brutalité professionnelle.
Sortir enfin de la tarification horaire !
D’abord, soyons clairs, pour se diriger vers la sortie, ce n’est pas un bouton on/off car cela nécessite soit une préparation initiale tant d’un point de vue organisationnel que managériale, soit que la structure ait idéalisé la transition par une sorte de rétro-planning étape par étape. Autant dire que sur la seconde version, le changement est colossal et que ceux qui vont se lancer doivent se préparer à essuyer les plâtres car faire bouger les lignes organisationnelles en même temps que les lignes relationnelles est un défi d’envergure.
Je vais donc vous proposer d’imaginer les éléments de base nécessaires avant de parapher votre future convention d’objectifs et de moyens spéciaux « sortie tarifaire par une enveloppe globale ».
Une des premières briques, selon moi la première, celle qui sert à l’inauguration et aux photos, est le travail en équipe. C’est-à-dire une petite unité d’une dizaine d’intervenants à domicile qui œuvre sur un secteur limité. Pour parvenir à une approche holistique de l’accompagnement, il est nécessaire que l’intervention ne soit pas reliée à un professionnel mais à un ensemble de professionnels en communion constante. Et la sortie de l’intervention minutée est une sortie nécessairement holistique. Ce qui va permettre de se concentrer et de se concerter sur l’ensemble des besoins de la personne aidée, y compris sur les aspects sociaux, émotionnels et spirituels sans oublier les impacts de l’environnement (humain, technique, financier...). Le travail en équipe coordonné va entraîner des décisions indispensables. L’une concerne l’autonomie de l’équipe face au contexte qu’il soit hiérarchique ou réglementaire. Qui dit autonomie, dit prises de décision, développement de nouvelles expertises, complémentarité des profils ; qui dit autonomie, dit subsidiarité et non délégations ; qui dit collectif autonome, dit confiance absolue envers l’équipe, supprimant le contrôle pour l’autocontrôle.
La mutualisation est la clef de voûte de la sortie de la tarification à l’heure
Une fois posé ce beau parpaing, il est concevable de passer à la seconde étape. Elle est ambitieuse et volontariste. Elle va nécessiter une petite révolution légale mais aussi sociale et citoyenne. C’est pour cela qu’elle est intéressante à bien des titres. C’est le sacrifice de la confiance absolue envers le collectif. Pas seulement celui de l’équipe d’intervenants car j’évoque, ici, le collectif des bénéficiaires accompagnés sur le territoire de l’équipe autonome. La mutualisation des plans d’aide de tous les bénéficiaires sur un secteur géographique identifié est la clé de voûte de la sortie de la tarification à l’heure. Prenons un exemple, sur le quartier XYZ, l’équipe soutient à domicile trente bénéficiaires de l’APA et cinq en PCH pour un total d’heures de prestations possibles de 1.200 heures par mois. Retenons les éléments majeurs, facteurs clés de la réussite : 1.200 heures d’accompagnement – 35 bénéficiaires – 10 intervenants à temps plein et laissons la main aux besoins de chaque personne aidée dans une unité de temps qui est le jour J et le moment T. Laissons la main aux professionnels pour répondre aux attentes des 35 bénéficiaires, pour planifier, pour prioriser, pour optimiser, pour négocier, pour favoriser une meilleure compréhension mutuelle de la continuité du prendre-soin, pour optimiser la satisfaction individuelle et collective. Plus de minutage par la télégestion ! Plus de recherche de la performance mais place à l’efficience, la vraie, celle qui garantit la robustesse du modèle : faire au mieux des intérêts de chacun avec les moyens dont l’on dispose. Et c’est par la mutualisation des moyens que l’on peut parvenir à l’efficience citoyenne tout en garantissant des conditions de travail de meilleure qualité. Car le pouvoir d’agir de l’intervenant est un puissant levier pour minimiser le stress, pour favoriser le développement de nouvelles pratiques et ainsi renforcer l’expertise détenue par le professionnel et par l’équipe dont fait partie ce professionnel. C’est également un atout de valorisation, de motivation, de « nouveau » sens donné à ce métier. Et je n’oublie pas que sortir de l’horodatage, c’est redonner de la flexibilité pour une intervention globale du bénéficiaire qui peut ainsi cibler des besoins (sociaux particulièrement) mis de côté par le réflexe de l’urgence et de la tâche quotidienne à accomplir vaille que vaille parce que c’est écrit dans un plan d’aide.
Tout concourt à revenir à l’essentiel d’un prendre-soin humaniste, comme le dit Cynthia Fleury. Prendre le chemin d’une relation symbiotique entre personne aidée et professionnel soutenant est le passage obligé d’une politique de santé publique devenue conciliatrice et intelligente mais aussi efficace.
Abel Pakap, formateur