Des professionnels précaires pour accompagner la fragilité
Avec le vieillissement global de la population et la priorité du maintien à domicile, l’accompagnement est central : il vise à maintenir la capabilité des personnes pour soutenir leur autonomie et leur pouvoir d’agir. Ce projet de société est une utopie aujourd’hui.
En effet, cette mission et les tâches qui en découlent révèlent dans les faits de tâches qui ont été parcellisées, souvent chronométrées – donc en opposition à la mise en œuvre d’un plan d’accompagnement personnalisé –, dans des logiques de productivité et nécessitant des manipulations importantes et relevant du « sale ». Les soucis de santé liés à la pénibilité : transferts nombreux, courses, ménage, toilettes corporelles... conduisent à de nombreux et longs arrêts de travail du fait d’épuisements psychologiques et physiques – avec de nombreux troubles squelettiques – et des incapacités à poursuivre dans ces métiers. Les déplacements nombreux et minutés de domicile à domicile nourrissent le stress d’arriver en retard ou de trouver la personne accompagnée dans un état de santé très dégradé voire décédée. S’y ajoutent fréquemment les pressions des proches aidants quant à leurs exigences mais qu’il faut ménager malgré tout. L’attractivité n’est donc qu’un mot.
Car ces conditions de travail souvent qualifiées par les professionnels de « travail à la chaîne », pour des temps partiels subis ou des temps pleins épuisants – voire intenables –, des plannings « gruyère » mais avec de grandes amplitudes horaires et des pressions constantes pour maintenir des interventions au regard des besoins des bénéficiaires... conduisent à une sinistralité du secteur du domicile et à une pénurie de professionnels des solidarités. Comment freiner cette course infernale qui alimente la faible attractivité qui se nourrit aussi de salaires très bas ? Il y a urgence à repenser ces métiers en les consolidant dans leurs missions : celles du lien social et le soutien des capacités.
Du maintien à domicile au soutien par des équipes plus autonomes
Prendre soin des plus fragiles demande de l’adaptabilité, une grande polyvalence, de bonnes conditions physiques et psychologiques, de l’organisation et une grande capacité d’écoute et d’empathie. Mais comme ce sont les personnes en situation d’emploi les plus précaires qui se tournent vers ses métiers « faute de mieux », c’est le projet de société d’accompagnement des plus fragiles qui ne cesse de se fissurer. Comment faire face ?
Par la formation qui se consolide par du travail en équipe et un management de confiance. Ce sont les perspectives d’évolutions de carrière et les vigilances quant à l’épuisement et aux usures qu’il faut asseoir lors des entretiens professionnels et les plans de formation. Cette dynamique est facilitée par des ponts qui donnent accès à la mobilité et qui peuvent être aussi une reconnaissance des glissements de tâches qui sont fréquentes et qui nourrissent l’insatisfaction et la non-reconnaissance.
C’est par la responsabilisation de professionnels compétents, appuyés par un management qui porte et valorise l’autonomie de petites équipes territorialisées, complémentaires et solidaires que l’enrichissement des métiers a lieu. Il part aussi des profils d’intervenants d’aujourd’hui et de demain qui appartiennent souvent aux générations Y et Z qui ne se satisferont pas des conditions de travail actuelles. La « bientraitance » est facilitée, particulièrement lors de la prise de poste, par des interventions en binômes et des formations courtes qui répondent aux inquiétudes et visent ainsi à freiner les abandons de postes fréquents.
Ce travail en équipe pluriprofessionnelles indispensable aux professionnels trop esseulés à domicile fissure la coupure hiérarchique entre le social et le médical et se base alors sur la complémentarité des métiers au service du plan d’accompagnement global. C’est complexe car c’est tout un mode de fonctionnement hiérarchique intériorisé qui est questionné et qui nécessite donc des ajustements réguliers. La suspension de la réforme des services autonomie à domicile qui visait à offrir une meilleure complémentarité et collaboration entre le social (SAAD) et le médical (SIAD) autour d’un « guichet unique » pour les usagers n’est sans doute pas une bonne nouvelle.
C’est faciliter une plus grande autonomie dans la gestion de leur planning plutôt qu’un saucissonnage à la tâche et uniformisé : une enveloppe temps mensuelle permettrait une adaptation aux besoins réels de la personne accompagnée et de ses proches.
Un renforcement des démarches qualité doit améliorer les compétences et freiner le « toujours plus » pour ne pas perdre le « client » et qui conduit à une pression sur les professionnels pour exécuter des tâches ne relevant pas de leurs missions... jusqu’au déblocage des moyens à la hauteur des priorités nationales et des souhaits des personnes d’être « soutenues » chez elles. La qualification nourrit la responsabilisation et une réorganisation.
Sans transformations du maintien à domicile, ce sont des lieux d’enfermement et de mort sociale que l’on développe et non des lieux de vie. La confrontation continue au handicap, à la vieillesse, à la maladie, aux odeurs et à la mort interroge ce qu’est accompagner et plus largement les valeurs sociétales de la solidarité et de la bienveillance. Mais dans un contexte d’économies budgétaires, les inquiétudes croissent.
Laurence Hardy, sociologue et anthropologue