Derrière une porte d’un domicile...
8 janvier 2024. Appel d’une assistante sociale du service des urgences d’un hôpital parisien qui souhaite l’intervention de notre service d’aide à domicile dès le lendemain pour une patiente sortante de 62 ans. La demande est précise : trois passages par semaine pour une aide à la toilette. La pensée induite par cette information : une dame valide, mais qui a besoin d’aide partielle pour ses soins d’hygiène. Ce que nous savons : elle a fait une chute à son domicile, a été transportée par les pompiers et prise en charge par le service des urgences depuis 24 heures. Son retour à domicile est prévu le jour même dans la soirée. Le rendez-vous est pris pour une première visite à domicile, le lendemain matin à 9h30, et un début de prise en charge dans la journée. Le jour J, l’interphone reste muet. Après un appel téléphonique, la dame m’indique ne pas pouvoir ouvrir la porte et donne la marche à suivre pour arriver jusqu’à elle. Devant la porte, mille questions surgissent en tête comme souvent dans ce métier : qu’allons-nous découvrir derrière cette porte ? Quel est ce domicile ? Quelle est l’histoire de la personne qui y vit ? Quel est son besoin ?
Ce que je découvre après quelques pas : Madame est allongée au sol, au pied de son lit, en chasuble de papier bleu de l’hôpital, son petit chat couché sur elle comme pour la protéger et, une odeur difficilement soutenable régnant dans sa chambre. A cet instant, une certitude : cette rencontre ne sera pas une simple visite de mise en place, mais va nécessiter une action immédiate, en dehors de notre champ d’expertise. Elle m’explique être au sol depuis vingt minutes, semble un peu confuse, son lit est dans un état indescriptible : voici son lieu de vie depuis des mois, alors qu’elle ne peut plus se mouvoir.
Appel aux pompiers, explication succincte de la situation. Nous savons peu de choses au sujet de cette dame. Elle a cependant confié souffrir d’une pathologie chronique évolutive invalidante. Les pompiers arrivent, constatent eux aussi, l’état du lit, de la chambre de la dame. Ils la relèvent, prennent les constantes, rien d’alarmant et pourtant, impossible de la laisser avec un lit dans un tel état. Impossible également de faire intervenir des professionnels dans un domicile imprégné d’une telle odeur. Nous sommes dans une impasse, la seule et mauvaise option : la raccompagner aux urgences, bien qu’elle n’en relève pas vraiment, nous le savons, mais pour tenter de gagner un peu de temps, afin d’organiser une prise en charge convenable à domicile.
Interventions non financées, non valorisées et pourtant indispensables
Après son départ, branle-bas de combat, message à l’assistante sociale de l’hôpital pour la prévenir du retour de la patiente et de l’état du domicile. Elle me confiera plus tard n’avoir eu aucune connaissance de ces éléments, elle n’avait que des informations relativement floues fournies par la patiente. Lien établi avec le service social de la commune afin de savoir si cette habitante est connue, et si elle pourra être accompagnée par la suite. Travail de coordination avec l’ensemble des partenaires pour tenter de les mobiliser afin d’organiser le retour à domicile. Cela représente du temps : résumer, transmettre, coordonner, solliciter, tenter de convaincre, du temps difficilement valorisé aujourd’hui. Cette situation est le quotidien des services d’aide, des services d’urgence alors qu’elle aurait probablement pu être évitée, mais comment ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s’attarder sur la notion de fragilité qui prend un sens tout particulier pour les professionnels de la gériatrie. En effet, sont considérées comme fragiles, les personnes âgées vulnérables d’un point de vue médical et social. Elles sont sujettes à des risques, dans un avenir plus ou moins proche (déclin fonctionnel, chutes, fractures, hospitalisations), autant d’évènements aigus que nous savons délétères à leur autonomie.
La question du repérage a été comme le fil rouge de notre accompagnement dès nos premiers échanges avec le futur bénéficiaire et sa famille et tout au long de la prise en charge. Cela s’est traduit pour nous par un travail approfondi autour de notre outil d’évaluation, pour rendre ce dernier le plus complet possible. Mais que faire des éléments repérés si l’attention n’est pas partagée et relayée dans les actions du quotidien ? Impossible pour nous.
Le maillon essentiel : les auxiliaires de vie. Elles sont présentes dans le quotidien et l’intimité de nos bénéficiaires. Ce sont elles qui constituent le premier niveau d’alerte concernant des modifications d’habitudes, l’installation d’une difficulté dans le quotidien, et ce, seulement si elles ont conscience de la richesse de la transmission de ces observations.
Il a donc été nécessaire de former au sujet de la fragilité, autant les équipes d’encadrement que les équipes d’auxiliaires de vie et cela dans un double objectif. D’une part, aiguiser l’œil des professionnels : savoir identifier un risque et ainsi avoir connaissance de tous les signaux d’alerte en lien avec ce risque. Sensibiliser a donc été une première étape. Puis il a été essentiel de transmettre des clefs afin d’accompagner les équipes de terrain. En effet, identifier un risque de dénutrition ne suffit pas, encore faut-il savoir quelle action mettre en place pour y remédier. La formation a constitué l’outil utilisé pour faire connaître des astuces enracinées dans le quotidien des professionnels et répondant à leurs problématiques. Comment établir une liste de courses, un livret de recettes de cuisine utilisant un micro-ondes afin d’illustrer nos propos et d’offrir aux équipes un ancrage dans le réel ?
De la détection à la prévention
Nous avons fait le choix de décliner la prévention auprès de tous les acteurs mobilisés autour de la prise en charge. Le bénéficiaire lui-même, son entourage aidant et les professionnels. Instaurer une telle dynamique prend du temps et nécessite des rappels réguliers ainsi qu’un lieu d’écoute et de recueil des observations faites au quotidien. Mettre les équipes d’aide à domicile au centre du dispositif est indispensable : les entretiens mensuels qui leur sont proposés sont un temps et un espace dédié à la transmission et à ce repérage. Il s’agit là d’un travail de fond, de longue haleine qui n’est pourtant pas possible de mener sans le relais des autres professionnels acteurs au domicile.
Le repérage des fragilités, c’est aussi et surtout du conseil et de l’orientation vers des professionnels compétents. Nous avons la chance de bénéficier d’un réseau nous permettant une mise en lien efficace et rassurante avec les Services de soins infirmiers à domicile (SSIAD), la plateforme de répit, le Centre local d’information et de coordination gérontologique CLIC et la coordination gérontologique, les équipes spécialisées Alzheimer (ESA) ou encore les Dispositifs d’appui à la coordination (DAC) évoluant sur notre secteur géographique mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas, et ce lien reste fragile.
D’autre part, des projets très concrets alimentent ce questionnement, comme des expérimentations de la conférence des financeurs qui interrogent le rôle des services du domicile comme intermédiaires d’action de prévention auprès du public déjà fragilisé vers lequel ils interviennent. Par le biais d’actions collectives proposées au sein d’une résidence autonomie, nous tentons de faire se rencontrer nos bénéficiaires du domicile avec ceux de la résidence, autour d’ateliers portant sur des thématiques qui réunissent, la prévention de la dénutrition, l’adaptation du logement ou encore l’activité physique adaptée.
Bien que convaincus de la pertinence de ce type d’actions, nous devons malgré tout faire face aux réalités de notre public. Les usagers rencontrent des difficultés à s’identifier comme une cible de ce type d’actions, tout comme les aidants. Sortir du domicile, se confronter au collectif, être dans une position d’apprenant, voici autant de freins et de défis qu’il faudra relever. Il faudra donc peut-être repenser nos actions pour les réaliser au cœur du domicile, mettant à profit la relation de confiance qui peut s’établir entre le bénéficiaire et les professionnels présents au quotidien : d’où la clef du repérage.
Repérer induit d’agir en amont de la survenue de l’évènement aigu. Nous espérons qu’en étant attentifs, en anticipant les pertes et les besoins inhérents à celles-ci, nous limiterons les retentissements souvent traumatisants d’une chute, d’un passage aux urgences ou encore d’une longue hospitalisation. Nous n’en sommes aujourd’hui qu’aux balbutiements, de nombreux progrès sont encore à accomplir pour améliorer nos outils, continuer de former et d’informer autant les professionnels que les bénéficiaires et leurs proches. Malgré tout, pour que cette dynamique puisse perdurer, la question d’un financement pérenne se pose, permettant d’aller au-delà d’actions sporadiques. Car pour le moment, comme souvent dans le champ sanitaire et social, trop de choses reposent essentiellement sur le surinvestissement d’une ou plusieurs personnalités de bonnes volontés.
Marie Fierling, directrice adjointe Service à domicile A.G.A.B.C