L’accès à la prévention est un facteur d’inégalité
Si le vieillissement de notre société est un fait (1), il alimente des inégalités sociales croissantes. Et bien que l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance se poursuive très lentement tant pour les personnes en situation de handicap que pour les personnes dites âgées, l’enjeu du vieillissement en « santé » reste fort car le risque d’une pression sociale et économique lié à une forte augmentation des besoins d’accompagnement et de soins peut fissurer les bases des solidarités. Tous les domiciles sont concernés par la réaffirmation du maintien à domicile : chambre dans les ESSMS – établissements et services sociaux et médico-sociaux –, logements inclusifs, domiciles privés : 8 Français sur 10 veulent leur maintien à domicile en cas de perte d’autonomie.
Comment alors maintenir leur pouvoir d’agir fragilisé par la vulnérabilité et freiner le risque de faire basculer sur les personnes des responsabilités individuelles jusqu’à présent portées collectivement ? (2). Une vigilance doit être portée sur l’appropriation de l’anticipation et la prévention qui ne sont pas accessibles à tous et qui menace de reposer principalement sur des professionnels eux-mêmes vulnérables travaillant auprès de personnes elles-mêmes fragiles.
Le repérage précoce des vulnérabilités, la prévention de la perte d’autonomie et la promotion du bien vieillir portent comme ambition d’améliorer l’espérance de vie en bonne santé et limiter l’entrée en institution. Mais malgré des campagnes de sensibilisation, l’inégalité sociale face à l’accès à l’information fait qu’elles atteignent principalement les personnes déjà convaincues par ces démarches ; l’accès au changement et à l’anticipation est très inégalement partagé. Car ils peuvent exiger des efforts personnels qui sont perçus comme inatteignables et qui demandent des changements d’habitudes et souvent des privations. La « prévention plaisir » et/ou la « prévention passive ou sans effort » permettant de favoriser les comportements vertueux et l’adhésion des personnes aux messages, reste peu mobilisée. Les nudges – « coup de pouce » ou « coup de coude » – (3) sont utilisés dans le cadre de l’activité physique et l’alimentation, en les réinscrivant dans une dimension ludique et pédagogique, mais ne s’étendent pas et restent méconnus du plus grand nombre.
L’approche par la prévention doit se déployer à l’aune d’un modèle participatif qui implique les bénéficiaires qui ne sont pas une catégorie homogène. Partir de la personne d’une manière non culpabilisante et non stigmatisante est un pré requis. Les facteurs clefs du succès des actions de prévention sont en effet étroitement liés à sa motivation et nécessitent de s’appuyer sur ce qu’elle aime faire et non pas sur ce qui est bon pour elle.
Si le projet d’accompagnement est obligatoire quel que soit le domicile, il doit être co-construit avec la personne, en s’appuyant sur le maintien de prises significatives plutôt que des actes parcellisés à réaliser du fait de l’échec du repérage des vulnérabilités. Et les professionnels de l’accompagnement issus bien souvent de milieux défavorisés alimentent une reproduction sociale qui s’appuie sur le « faire pour » bien plus que le « faire avec » ou « en prévention/anticipation ».
Quand les plus vulnérables accompagnent les plus vulnérables
Si statistiquement, l’accompagnement aux domiciles de personnes vulnérables est un métier d’avenir, la fédération d’employeurs Fédésap (4) estime que 25.000 aides à domicile manquent en France. Et pour les professionnels en poste, désistements, démissions, abandons de poste – surtout en début de carrière – sont nombreux ainsi que des arrêts de travail révélant une forte usure professionnelle.
Car le plus souvent mal payé, avec des conditions de travail très difficiles du fait d’une parcellisation des tâches, d’actes dévalorisés en lien avec « le sale » jusqu’à une ubérisation, comment prôner l’attractivité ? Ces emplois souffrent d’un déficit d’image et sont éprouvants physiquement et psychologiquement. Ils demeurent peu empreints de repérage des vulnérabilités ou de l’augmentation des vulnérabilités et restent trop réduits au ménage et aux soins techniques et répétitifs ; alors que c’est le lien social, le maintien des capacités et la prévention des pertes d’autonomie qui sont/doivent être le centre de l’accompagnement. Il faut alors revoir les conditions de travail et enrichir les missions des professionnels des domiciles. Et pour rendre ces métiers attractifs, les employeurs doivent prendre en compte la spécificité des nouveaux intervenants qui appartiennent de plus en plus à la génération Y ou Z (5).
Bien que non homogènes, ces générations ont des attentes concernant l’emploi bien différentes des générations précédentes. Et parmi elles, le recrutement s’adresse de plus en plus aux plus fragiles d’entre elles ; les pressions exercées font alors qu’elles se résignent à ces métiers « faute de mieux », à la suite de difficultés d’insertion sur le marché du travail ; ce sont alors des emplois de subsistance. L’ubérisation se décline par la pression sociale exercée sur des chômeurs de longue durée et éloignés de l’emploi avec promesse de formation à travers des dispositifs comme les POEC (Préparations Opérationnelles à l’Emploi Collectives, financées par l’Etat) par exemple. Ce phénomène conduit à un nivellement par le bas du fait de temps de formations courts, avec des salaires bas et une place à définir dans les équipes.
Comment alors proposer des formations qualifiantes valorisant les missions et des niveaux de rémunérations acceptables ? Sans une réflexion globale sur le vieillissement, ces métiers vont continuer à être choisis « faute de mieux », en attendant « autre chose ». La situation est telle aujourd’hui que des prises en charge ne peuvent être menées, que des entrées en établissement se font dans l’urgence et sans consentement. La loi de 2024 propose des mesures en faveur des aides à domicile afin de tenter de rendre plus attractifs ces métiers. Parmi elles, dix départements(6) vont tester la tarification globale afin d’enrichir les missions et renforcer le travail en équipe. Une goutte d’eau dans un océan de détresse pour les plus vulnérables qui voient leurs désirs de reste à leur domicile brisés faute d’accompagnants qui, eux-mêmes sont dans cette tourmente épuisante des fragilités.
Laurence Hardy, sociologue et anthropologue
Notes de bas de page
(1) 15 millions de personnes ont aujourd’hui 60 ans et plus. En 2030, elles seront 20 millions.
(2) La notion de « Bien vieillir » s’inscrit dans cette dynamique qui tend à responsabiliser individuellement les personnes face aux conséquences du vieillissement et des pertes de capacités.
(3) Ils visent à inciter des individus ou l’ensemble d’un groupe humain à changer tels comportements ou à faire certains choix sans les mettre sous contrainte, obligation ni menace de sanction.
(4) Première fédération de Services à la Personne et d’aide et d’accompagnement à domicile, en nombre d’entreprises.
(5) La génération Y regroupe des personnes nées entre 1980 et 2001 ; la génération Z, des personnes nées entre 2000 et 2010. Ce ne sont pas des catégories homogènes, mais des idéaux-types permettant de révéler certaines caractéristiques qu’on ne retrouve pas toutes rassemblées dans la réalité sociale.
(6) Les départements ne sont pas cités dans la loi ; la procédure pour candidater n’est pas explicitée.