Sensibiliser la population locale, les forces vives, les acteurs économiques, le monde associatif, les voisins pour expliquer la maladie d’Alzheimer et laisser une place à toutes les personnes malades et les proches aidants, souvent stigmatisés. C’est la voie défendue par la communauté Alzheimer Friendly. Du chemin reste à faire pour que le regard et les comportements changent.
Les ASH : Le mouvement « Dementia Friendly » est né dans les pays anglosaxons. Comment le définiriez-vous ?
Isabelle Donnio : C’est un mouvement qui prône le principe de l’inclusion en mettant l’accent sur la transformation des individus dans la société et pas seulement la transformation de l’environnement matériel et architectural. On est dans une invitation des citoyens à prendre en considération l’autre dans sa différence sans le stigmatiser ; en créant des conditions, en nous transformant nous-mêmes pour le rejoindre dans sa réalité. Il s’agit de ne pas lui demander l’effort à lui de s’ajuster à notre société, c’est à chacun de nous qu’il revient de faire cet effort pour aller à sa rencontre. Nous devons tous apprendre à nous laisser guider et enseigner par eux.
A partir de quand la question d’une société plus inclusive et bienveillante pour les personnes souffrant de maladie d’Alzheimer ou de troubles associés s’est exportée dans notre pays ?
Le concept d’inclusion vient du champ du handicap avec les apports de Charles Gardou. C’est à partir du moment où on a commencé à considérer les personnes qui vivent avec une maladie neuro-évolutive, comme un handicap cognitif invisible, que l’on a utilisé ce concept d’inclusion. Ce qui nous parasite en France, dans les politiques publiques notamment, c’est le critère de l’âge et les représentations négatives du vieillissement et de la maladie d’Alzheimer qui cristallise nos peurs du vieillissement. Considérant que c’est une maladie du grand âge de manière statistique, on ne l’a pas considérée dans le champ du handicap, mais dans celui de la gérontologie du fait de nos politiques publiques trop cloisonnées.
Le Bistrot Rennais (devenu aujourd’hui Globalcité) a suivi le modèle de nos voisins Belges avec le groupe Foton à Bruges, avec la volonté de transformation des représentations vis-à-vis des personnes et des maladies en le faisant entrer dans un mouvement plus global, dépassant les critères d’âge, mouvement dynamique d’adaptation de la société et d’inclusion de ces personnes, comme les autres personnes vivant avec un handicap spécifique et cognitif. Ce mouvement remonte au début des années 2010 chez nos voisins européens et 2017 en France à Rennes avec la première ville « Dementia Friendly ».
Comment le mouvement « Dementia Friendly » s’est développé en France et où en est-il aujourd’hui ?
La transformation en termes de visibilité d’actions et de sensibilisation des politiques publiques commence bien avant grâce un groupement de Fondations européennes – EFID - (dont la Fondation Médéric Alzheimer pour la France) qui a initié un appel à prix dès 2011 pour encourager les initiatives innovantes dont le Bistrot Mémoire Rennais a été l’un des 10 lauréats. Toutes allaient dans le sens de l’inclusion avec le leitmotiv venu du champ handicap : « Rien sur nous, sans nous. » Grâce à EFID, nos rencontres en workshops bisannuels nous ont permis de partager, analyser, grandir et évoluer aux contacts des uns et des autres.
Concrètement, pour que le mouvement essaime, il existe trois options. La première, avec une politique publique descendante (top down) qui s’est développée en Grande Bretagne portée par David Cameron, alors premier ministre, avec la volonté d’atteindre deux millions de personnes sensibilisées « dementia friends » en 2016. Le risque, avec cette méthode, c’est un affichage fort et visible mais avec plus ou moins de relais mobilisés sur le terrain sur le long terme pour l’incarner. Il peut y avoir un décalage entre l’affichage et la réalité.
La deuxième option (bottom up) est retenue en France, ce sont les initiatives prises sur le terrain qui doivent être reconnues par leur pertinence et assurer leur visibilité. Il faut rappeler que la France a été le premier pays à avoir un plan Alzheimer au niveau international. Je pense notamment au troisième Plan, sous la présidence Sarkozy ; on a eu des avancées majeures avec des expérimentations des ESA (Equipes spécialisées Alzheimer) et les plateformes de répit notamment.
Cette voie retenue part donc des initiatives de terrain qui, une fois reconnues, devraient pouvoir être généralisées. Mais faute de rentrer dans les critères des cahiers des charges établis par ceux qui définissent les politiques publiques, certaines innovations disparaissent. Pour la généralisation, il faut prouver un bénéfice lors d’une évaluation, or les approches psychosociales et environnementales sont plus longues et plus difficiles à évaluer. Le plan Alzheimer 2008-2012 a expérimenté des dispositifs médico-sociaux mais le mouvement « dementia friendly » n’existait pas encore. Le 4e Plan Maladies Neuro-Dégénératives (PMND) aurait pu s’y intéresser. Sous la pression de la Fondation Médéric Alzheimer, du Bistrot Mémoire et de l’Union des Bistrot Mémoire, de France Alzheimer et de l’Espace National de Réflexion Ethique et Maladies Neuro-dégénératives, le linistère a fini par réaliser un Livre Blanc « Personnes vivant avec une maladie neuro-évolutive. Pour une société bienveillante » en 2019. En l’absence de soutien des politiques publiques, le mouvement « Dementia Fiendly » va mettre plus de temps à essaimer sur le territoire.
Nous attendons la troisième voie, comme en Argentine, avec un soutien de l’Etat aux initiatives de terrain, une sorte de mixte entre ce qui s’est fait en France et en Grande Bretagne. L’engouement pour l’approche « dementia friendly » a eu lieu entre 2018 et 2020. Puis la crise Covid a mis tout à l’arrêt. On ne pouvait plus faire de sensibilisation.
Vous avez justement bénéficié de cette possibilité d’innover lors du Plan Alzheimer qui a reconnu le Bistrot mémoire que vous avez créé il y a vingt ans. Avez-vous pu transformer l’essai ?
Ayant mis en oeuvre la première ESA de France en 2009 avec l’association de soins à domicile que je dirigeais, avec ma collègue directrice d’EHPAD et co-fondatrice du Bistrot Mémoire, nous avons fait le choix de candidater en 2009 pour porter une des 10 plateformes de répit expérimentales, en l’inscrivant volontairement hors du champs médico-social, au titre du Bistrot Mémoire « porteur », avec nos deux institutions dans ce « trépied ». On a été retenu et on a pu expérimenter. Notre intention était de faire reconnaitre le dispositif Bistrot Mémoire, mais le cahier des charges s’est transformé avec l’exigence de pilotage par une structure médico-sociale dans la phase de généralisation gérée par l’ARS. Or notre pari, depuis 2004, c’est justement le pari de l’inclusion dans la société civile, sans « assimilation » aux services sanitaires et médico-sociaux. Cela passe par l’exercice citoyen de ceux qui vivent avec cette maladie, par la préservation et de la restauration de leur exercice citoyen empêché grâce à un lieu, un café, dans la cité, des acteurs, bénévoles et professionnels, non stigmatisés (non médico-sociaux) et non stigmatisants.
La proposition du Bistrot était d’être en complémentarité, de porter la voix, de laisser une place aux personnes malades. En France, on enferme dans des cases, on catégorise, avec pour risque, le réductionnisme. On s’est saisi de cette opportunité de l’expérimentation, on a porté cette voie innovante mais elle n’a pas pu être vraiment entendue alors, nous étions probablement trop avant-gardistes. En 2010, on était un OVNI.
Malgré cet échec, avez-vous pu porter la voix des malades et des aidants sur votre territoire ?
L’aventure est née par des rencontres avec des personnes sollicitant le service de soins à domicile qui me disaient ; « le plus difficile est de ne plus pouvoir communiquer », autant du côté des aidants que de celui des personnes malades.
Mon autre point de départ, c’est un groupe de parole pour des aidants que j’animais à la fin des années 1990. Or le groupe n’était pas facile d’accès car il avait lieu entre 14h et 15h30 et en Ehpad. L’idée du Bistrot Mémoire est donc née de proposer des rencontres conviviales pour les personnes malades ET leurs aidants, dans un « vrai » café, autour de « vrais » clients, avec la liberté de venir ou non, parler ou pas, sans décliner son identité. L’enjeu était de réunir des conditions favorables pour bien accueillir les participants et leur permettre de préserver et/ou restaurer leurs liens sociaux. La question du lieu est donc fondamentale car les participants parlent de l’intime dans un lieu public. C’est possible à condition de créer un cadre qui protège les personnes avec des malades, des aidants, des professionnels, grâce à la psychologue qui y « invente » une clinique nouvelle, aidée par les bénévoles représentant la société civile, non professionnelle. C’est le ET qu’il faut garder en majuscule et en gras. On a voulu créer un dispositif, un même lieu qui accueille et les malades et les aidants car à l’époque déjà, tout était cloisonné, alors qu’eux-mêmes (les malades et leurs aidants) nous disaient souffrir de ne plus avoir ce lien social. Aujourd’hui nous manquons de moyens financiers. Il nous est impossible par exemple d’organiser des happenings, or, c’est un moyen efficace de sensibiliser. On l’a fait en 2018 et en une seule journée, on parvient à parler à 500 personnes, ce n’est pas rien. Les gens sont prêts à être interpelés et sensibilisés, mais il faut leur donner des coups de pouce pour mieux comprendre leur rôle dans l’inclusion. Il faut des moyens financiers car il faut des salariés pour animer les temps de rencontres hebdomadaires avec la psychologue, développer les partenariats avec les acteurs du territoire, les universités et écoles , les commerçants, les associations sportives et culturelles, le Musée des Beaux Arts ( depuis 2012), le FRAC, le Service Civique Solidarité Seniors, les services hospitaliers et du domicile, répondre aux appels à projets, coordonner ces actions et les animer, notamment le groupe des Ambassadeurs malades jeunes, (en lien avec Cluedo), communiquer pour atteindre le public et les professionnels, notamment sur les réseaux sociaux… Ça demande un minimum de professionnalisation, toujours avec les bénévoles, et toujours en complémentarité des services sanitaires et médico-sociaux existants.
Maintenant que le Covid est derrière nous, que faudrait-il faire pour relancer la machine ?
Malheureusement en France, depuis le plan Alzheimer 2008-2012 et le « Plan Maladies Neuro-Dégénératives » terminé en 2019, il n’y a rien de nouveau en termes de politique publique. Le concept de « Dementia Friendly » n’est pas connu, hormis quelques villes pionnières comme Rennes où nous avons toujours bénéficié d’un soutien constant de la municipalité. Nous avons contractualisé avec les acteurs économiques les services publics, les transports, les associations… Nice est une autre référence en France. France Alzheimer a mis en place une « charte ville aidante Alzheimer » pour développer des actions inclusives sur tout le territoire. Cette dynamique des « Dementia Friendly Communities » est indispensable et doit être soutenue, mais le risque c’est que des villes s’affilient en remplissant seulement quelques critères, ce qui constitue un bon début, mais il faut être vigilants avec exigences et constance pour consolider chaque petite transformation et réussir sur le long terme.
On pourrait repartir du Livre Blanc de 2019 pour relancer la dynamique avec les soutiens adéquats dans le cadre de politiques publiques inscrivant le mouvement « dementia friendly » comme priorité avec des financements pérennes. C’est un travail de longue haleine, de constance et d’humilité pour transformer la société et changer le regard sur le vieillissement.
Alexandra Marquet, cheffe de rubrique
Personnes vivant avec une maladie neuro-dégénérative. Pour une société bienveillante 2019
« Nous souhaitons par ce document conférer une dignité à l’esprit d’invention, à l’écoute, à la recherche de solutions concrètes, même éphémères, dans
le soin et l’accompagnement quotidiens des personnes vivant avec une maladie neuro-évolutive. »
Pour en savoir plus : https://sante.gouv.fr/IMG/pdf/livre_blanc_ee_2019.pdf