Il se passe autre chose
Un bâillement un peu bruyant après une sieste au chaud près du radiateur, une place bien choisie, avec vue sur le petit parking juste devant mon cabinet. Il est 10h, nous sommes jeudi, Orus sait que c’est son moment. Lui, c’est mon partenaire à quatre pattes, mon assistant comme certains l’appellent, mon ami. Un grand berger blanc suisse, doux comme un agneau, qui a fait ses premiers pas à mes côtés au retour de congés d’été, il y a maintenant cinq ans. Et depuis, l’ambiance est différente dans le cabinet. Il ravit les petits bien sûr, avec ses roulades à la recherche de caresses. Mais auprès des adultes, surtout les plus fragiles, il se passe autre chose...
Nous retrouvons donc Albert, comme chaque jeudi ou presque. Parce que, quand Orus n’est pas là, Albert sait me dire qu’il manque quelqu’un. Malgré une mémoire qui lui fait défaut, il ne manquerait pour rien au monde sa séance d’orthophonie en compagnie du « bel Orus ». La sacoche émet un bruit de papier froissé, c’est le signal ! Les friandises ne sont jamais oubliées... Et commence, comme chaque semaine, le rituel des retrouvailles entre Orus et Albert. Une gourmandise, une caresse, quelques mots doux adressés à cet assistant qui fait l’intermédiaire. Un dialogue un peu particulier, mais tellement riche pour l’un et l’autre. De mon côté, assise légèrement en retrait, j’admire ce moment complice et je rejoindrai le duo pour une séance qui n’en sera que plus efficace.
L’histoire d’une rencontre
Plus tard, il y aura Véronique, discrète et peu bavarde, mais qui s’illumine lorsqu’Orus vient à sa rencontre dans la salle d’attente. « Il est encore venu me chercher, il ne m’a pas oubliée, me dit-elle en entrant. Parce que moi, je ne savais déjà plus pourquoi j’étais là... », ajoute-t-elle. Assise au bureau, les mots se délient au contact du poil qu’elle caresse délicatement dans un mouvement sans fin. Orus le sait, il restera à ses côtés tout au long du rendez-vous. Les souvenirs du chien de la maison, son nom, son âge quand il s’en est allé, tout lui revient de façon fluide. Le sourire et la sérénité se lisent sur son visage, elle me regarde, prête pour notre activité du jour.
Nous finirons avec Yves, que l’on connaît depuis le début. Avant même l’annonce du diagnostic, quand les mots commençaient à manquer, cet ancien professeur d’histoire est venu à notre rencontre. Dans les premiers temps, il était assez agité, nerveux, sentant qu’il se passait quelque chose qu’il ne pouvait maîtriser. En présence d’Orus, couché à ses pieds (pour ne pas dire sous ses pieds), Yves a progressivement posé des mots sur ce qu’il ressentait. Les années ont passé, les souvenirs s’estompent, les mots ne sont pas toujours précis. Mais ce rendez-vous hebdomadaire, lui, reste irremplaçable.
Des histoires comme celles-ci, j’en ai des dizaines à partager. À la fois motivant et rassurant, il amène confiance et joie quand la vie devient compliquée. Il apaise les plus anxieux, ravive les plus éteints. « Il joue son rôle, sans le savoir, comme le dit Albert. On n’est plus le même quand on entre dans le bureau. » Orus, c’est l’histoire d’une rencontre. Et c’est tellement plus. Dans des journées qui se ressemblent, il offre un moment spécial, hors du temps.
Estelle Vallé, orthophoniste et psychopédagogue
