Actualités sociales hebdomadaires : Qu’est-ce qui vous a conduit à travailler avec des personnes en situation de handicap au théâtre ?
Olivier Couder : La période post-68 jusqu’en 1990 poussait à l’émergence de ce genre de démarche. Puis le hasard a fait que l’on m’a proposé un atelier théâtre dans un foyer avec des personnes handicapées, et ça m’a passionné, au point de devenir l’essentiel de ma vie professionnelle. Ce qui m’a frappé en tant qu’homme de théâtre, c’est que les émotions exprimées par les comédiens en situation de handicap sont très particulières. Leur présence, leur capacité à aménager des ruptures sont tout à fait remarquables. L’esthétique et les moyens de parvenir à des résultats théâtraux ne sont pas les mêmes qu’avec les autres comédiens. Je travaille principalement avec des acteurs ayant un handicap mental ou psychique, des autistes, des personnes cérébrolésées, des trisomiques. Ils ont une richesse insoupçonnée et une immense singularité. Tout ce qui peut être symptôme, différence dans le rapport au temps, au monde, à l’espace, est fabuleux au théâtre. Aujourd’hui, je mixte davantage comédiens handicapés et non handicapés.
ASH : Quelle est la réaction du public ?
O. C : Le point de vue des spectateurs a énormément évolué car certains handicaps sont invisibles. Au début des années 2000, ils me demandaient si tel ou tel comédien était handicapé ou pas. Ils avaient besoin d’identifier les acteurs comme si ça leur renvoyait une angoisse métaphysique. Il fallait bien distinguer la normalité de la folie, le normal du pathologique. Cette question est moins importante aujourd’hui. Le public a moins besoin de savoir qui est qui. Le théâtre permet de relativiser les images. Il met plus en lumière notre commune humanité que nos différences. Les spectateurs ont un trouble au début de la représentation puis ils oublient le handicap, et c’est au salut qu’il réapparaît. En se rendant compte qu’une personne peut être handicapée et compétente, les spectateurs prennent conscience de ce qui les rapproche de ces comédiens. Ce n’est plus le handicap qui prime. Je ne parle pas d’irrésistible mais de résistible ascension, car il y a toujours beaucoup de résistance dans les milieux culturels. Il est encore très compliqué d’avoir le statut d’artiste handicapé. On a encore tendance à penser que Pipo Delbono existe moins grâce à son talent qu’à celui du metteur en scène. Mais les choses bougent. Au niveau mondial, il n’y a jamais eu autant de festivals art et handicap, de diversités artistiques.
ASH : L’art peut-il être vecteur de transformation sociale ?
O. C : Je l’ai vécu dans ma pratique. A un moment donné, on considérait qu’une personne handicapée ne pouvait pas être artiste. En 1992, après un spectacle sur la scène nationale de Cergy, une enseignante m’a demandé comment je pouvais faire jouer des gens qui étaient incapables de comprendre ce qu’ils faisaient sur un plateau. C’était très violent. Le théâtre et maintenant le cinéma font la preuve du contraire et contribuent à humaniser le regard sur le handicap. Mais ce sont de lentes évolutions, chaque vague qui arrive recouvre celle qui l’a précédée. On est dans des identités mouvantes et le processus de transformation sociale va se faire sur des dizaines d’années.
Pour autant, les personnes handicapées ne jouent jamais de rôles de « valides » et, inversement, les rôles de handicapes ne leur sont pas confiés, comme dans le film les intouchables …
C’est mon grand combat. Je viens de créer une agence artistique pour personnes en situation de handicap, avec un double défi : que les rôles de « handicapés » soient joués par des personnes handicapées, et que celles-ci puissent aussi jouer des rôles de « valides ». Il faut convaincre les producteurs qu’un comédien handicapé ne leur fasse pas perdre une journée de tournage. Mais une fois la confiance acquise, on passe de rôles de figuration à de vrais rôles. Dans le film Chacun pour tous sur une équipe de basketteurs déficients mentaux, deux acteurs de ma compagnie jouent au côté de Jean-Pierre Darroussin et Camélia Jordana. On a mis des siècles à accepter que des femmes se produisent au théâtre. Il a fallu des centaines d’années pour accepter qu’Othello soit interprété par des noirs et non par des blancs maquillés. J’espère que l’on n’aura pas besoin d’autant de temps pour que les personnes en situation de handicap aient droit de cité sur les plateaux.
ASH : Le handicap apporte-t-il quelque chose de spécifique sur scène ?
O. C : Dans mon livre, je parle de la fragilité des personnes et de la force de l’acteur. Ce contraste est très étrange. Une espèce de présence menacée prête à se dissoudre se dégage en même temps qu’une très grande puissance dans la façon de se présenter. Nous, devant une caméra, sommes mal à l’aise ou avons le trac… Les personnes en situation de handicap mental ou psychique ne se posent pas la question de leur image, elles sont complètement elles-mêmes. Cela n’empêche pas qu’il y ait un travail d’acteur à faire, mais ce naturel est très précieux. Si la personne est triste, elle est totalement triste, si elle heureuse, elle est totalement heureuse. Il y a une absence de filtre social, une absorption de l’émotion intérieure. Elles apportent également quelque chose de tout à fait riche et particulier sur les espaces et les temps fictifs, dans le registre comique (sans être réducteur, il y a vraiment un comique trisomique), onirique ou surréaliste. Ils ont également une incroyable capacité à changer d’état émotionnel très rapidement. Les psychotiques peuvent passer, par exemple, d’un état de dissociation subie qui caractérise leur pathologie à une rupture de jeu assumée. C’est tout à fait remarquable.
ASH : Mais ce n’est pas parce qu’un comédien est handicapé qu’il est bon…
O. C : Il faut que chacun fasse son métier. Moi qui dirige une compagnie, j’essaie d’engager les meilleurs acteurs possible, ce n’est pas toujours facile. Parfois, je me trompe. J’ai choisi une femme un jour en pensant qu’elle n’était pas très douée. Aujourd’hui, c’est une de mes meilleures comédiennes. Tous les conservatoires sont confrontés à ça, c’est très difficile de prévoir ce qu’un acteur en devenir peut donner. De manière évidente, il y a des personnes qui ne savent pas jouer, qu’elles soient handicapées ou non. Il faut l’accepter, sinon ça mène à une attitude compassionnelle et non professionnelle. La grande prêtresse de la rubrique « culture » du journal Le Monde refusait systématiquement de venir voir un spectacle avec des personnes en situation de handicap en disant que, si elle trouvait la pièce mauvaise, elle ne pourrait pas le dire. C’est une drôle de façon de renvoyer tout un pan de l’art aux oubliettes. A mon avis, son sentiment profond était qu’il n’y avait rien à attendre de comédiens handicapés.