Dans deux « décisions » rendues publiques le 5 juin, le Comité européen des droits sociaux (CEDS), un groupe composé de 15 experts indépendants rattaché au Conseil de l'Europe (1), épingle la France pour sa politique du logement à l'égard des plus démunis, la jugeant non conforme sur plusieurs points à la Charte sociale européenne révisée en 1996, qui engage notamment les Etats signataires à prendre des mesures « en vue d'assurer l'exercice effectif du droit au logement » (2). Ces décisions ont été adoptées par le comité à la suite de deux réclamations présentées en 2006, à quelques mois d'intervalle, par ATD quart monde et la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa), qui entendaient mettre en cause le respect par la France de ses obligations en matière d'amélioration du droit au logement (3). Pour avoir un caractère contraignant, il fallait que ces décisions soient reprises avant le 5 juin dans une résolution par le comité des ministres du Conseil de l'Europe. Ces derniers ont choisi de ne pas le faire. Mais, pour symboliques qu'elles soient, les deux décisions rendues par les experts satisfont pleinement les associations (voir ce numéro, page 45). C'est la première fois qu'une violation de la charte en matière de logement est établi par le CEDS à l'égard d'un des pays dans lesquels les réclamations collectives sont possibles.
A noter : les deux saisines sont antérieures à la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale (4). Elles ont été déclarées recevables par le comité le 12 juin 2006 pour l'une et le 19 mars 2007 pour l'autre. La précision est importante car, dans ses décisions, le CEDS ne tient compte que de la réglementation ayant reçu application à ces dates. L'interprétation du comité pourrait néanmoins peser dans le contexte de la mise en oeuvre du droit au logement opposable.
Les associations requérantes entendaient entre autres faire reconnaître devant le CEDS la violation par la France de l'article 31 de la Charte sociale européenne, au motif qu'elle ne garantit pas un droit au logement effectif pour ses résidents. Cet article établit que « toute personne a droit au logement » et engage par ailleurs les signataires de la charte « à favoriser l'accès au logement d'un niveau suffisant, à prévenir et à réduire l'état de sans-abri en vue de son élimination progressive » ainsi qu'« à rendre le coût du logement accessible aux personnes qui ne disposent pas de ressources suffisantes ».
Ce texte, a expliqué le comité, ne saurait être interprété comme imposant aux Etats « une obligation de résultat ». Néanmoins, les droits ainsi énoncés doivent « revêtir une forme concrète et effective et non pas théorique ». C'est précisément sur ce terrain de l'effectivité des droits que la France est montrée du doigt par le comité. Le gouvernement s'est défendu en faisant valoir que, à ses yeux, l'article 31 imposait seulement aux Etats de « prendre des mesures » et non d'obtenir des résultats. Et qu'il respectait donc cette disposition, au vu des multiples textes de loi, politiques et plans en faveur du logement mis en place. Un point de vue balayé par le comité, qui précise les contours de l'obligation pesant sur les Etats. Ceux-ci ont ainsi notamment « l'obligation de mettre en oeuvre des moyens (normatifs, financiers, opérationnels) propres à permettre de progresser réellement vers la réalisation des objectifs assignés par la Charte, de tenir des statistiques dignes de ce nom permettant de confronter besoins, moyens et résultats, de procéder à une vérification régulière de l'effectivité des stratégies arrêtées, de définir des étapes, et de ne pas reporter indéfiniment le terme des performances qu'ils se sont assignées ». Concernant la France, le CEDS relève que « sur plusieurs points, le gouvernement ne donne pas d'informations statistiques pertinentes ou ne procède pas à une confrontation entre besoins constatés, moyens dégagés et résultats obtenus ». « Il ne semble pas de fait qu'il soit procédé à une vérification régulière de l'effectivité des stratégies arrêtées. »
Au-delà, le Comité européen des droits sociaux fustige notamment les mauvaises conditions de logement de nombreux ménages en France. Il estime ainsi les mesures prises par les autorités pour éradiquer le problème de l'habitat indigne « insuffisantes » et déplore le « manque d'infrastructures adéquates » pour un grand nombre de personnes.
Autres éléments constitutifs d'une violation de la charte sociale européenne : l'application « non satisfaisante » de la législation en matière de prévention des expulsions ainsi que le manque de dispositifs permettant de proposer des solutions de relogement aux familles expulsées.
Le CEDS pointe aussi l'insuffisance des mesures mises en place pour réduire le nombre de sans-abri, « d'un point de vue tant quantitatif que qualitatif ». Il considère notamment que « les carences du système français en termes de collecte de données concernant les besoins en centres d'hébergement/foyers d'accueil [sont] une faille fondamentale qui empêche les autorités de déterminer l'adéquation des mesures prises pour réduire le phénomène des sans-abri ». D'une manière générale, les 15 experts estiment également que « les structures d'accueil pour les personnes en situation de grande précarité pourraient être améliorées en France ». « Le repli sur des formes d'hébergement de fortune ou de transition, quantitativement et qualitativement insuffisants, et n'offrant à terme aucune perspective d'accès à un logement normal, est trop important. »
Le comité accuse encore la France de violer l'article 31 de la Charte sociale européenne en raison de « l'insuffisance de l'offre de logements accessibles aux populations modestes ». La mise en oeuvre de la politique de production de logements sociaux conduite par la France « n'est pas en soi une démarche suffisante et ne suffit pas à justifier l'inadéquation manifeste et persistante des mécanismes d'intervention existants pour s'assurer que l'offre de logements sociaux aux plus défavorisés bénéficie de la priorité qu'il convient », estime l'instance.
Laquelle pointe par ailleurs le dysfonctionnement du système d'attribution des logements sociaux et des voies de recours correspondantes. Le CEDS considère notamment que la procédure d'attribution « ne garantit pas suffisamment d'équité et de transparence car le logement social n'est pas réservé aux foyers les plus pauvres ». « Le concept de «mixité sociale» tel que prévu par la loi [relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet] 1998, qui sert souvent de fondement au refus de l'octroi d'un logement social, conduit souvent à des résultats discrétionnaires, ce qui exclut les pauvres de l'accès au logement social », indiquent les experts.
Dans le collimateur du comité, également : la législation relative aux aires d'accueil pour les gens du voyage, « insuffisamment mise en oeuvre ».
Du côté du ministère du Logement et de la Ville, on relativise la position du Comité européen des droits sociaux. « C'est une décision qui a été prise en décembre 2007, l'Europe met six mois à publier une décision, qui est un constat sur la situation en 2006 », a estimé Christine Boutin. « Les choses s'arrangent et du reste il va y avoir une décision du Conseil de l'Europe qui va être prise par le conseil des ministres en juin ou juillet prochain et qui va noter que la France a pris la loi sur le droit au logement opposable [...] et reconnaît que la France a fait des efforts importants », a-t-elle indiqué. Tenant à se défendre plus particulièrement sur la question de l'insuffisance de l'offre de logements à un coût abordable, elle a souligné l'« effort très net accompli » selon elle depuis 2006, précisant qu'il y a eu, en 2007, 110 000 logements sociaux et 435 000 logements ordinaires construits. « Il n'y a jamais eu autant de construction, on ne peut pas en 18 mois récupérer un retard de 25 ans de manque de logements », a-t-elle rappelé.
Il reste que les experts du comité estiment que, même si tous les objectifs de construction annoncés par le gouvernement étaient atteints, « c'est-à-dire si 591 000 logements sociaux étaient réalisés d'ici à 2009, il semble qu'on observerait toujours un déséquilibre considérable par rapport aux besoins ».
(1) Pour la France, siège notamment Jean-Michel Belorgey, qui assure la fonction de rapporteur général.
(2) Décisions disponibles sur
(3) La procédure suivie, baptisée « réclamation collective », permet au comité de vérifier en droit la compatibilité d'une situation matérielle, d'un arsenal législatif, de politiques publiques avec les obligations que les Etats se sont données via le droit international.